Une mauvaise foi quantique
D. arriva de fort méchante humeur chez Big B, son bar quantique habituel. Il en avait marre des conneries de M. et surtout de les rattraper. Le barman lui refila une triple dose de C2H4O2, préférant ne pas interférer dans les sombres pensées de son célèbre client.
M. se pointa un peu plus tard, la gueule enfarinée. Il commanda une double chope de H2SO4 puis se plaça en face de D., comme si de rien n’était. Ce dernier le regarda, l’œil noir et peu enclin au pardon, avant de déclencher les hostilités.
— Tu as encore foutu ta merde.
— De quoi tu parles ?
— De la Terre, face de pet !
D. s’était fait chier, quelques téracycles plus tôt, en créant un univers complet, un ensemble basé sur la matière, la gravité et l’énergie. M. l’avait laissé faire, réaction étonnante de la part d’un jaloux congénital incapable de la moindre action positive. Du coup, D. avait créé un système planétaire plutôt joli, avec une belle géante gazeuse en guise de cerbère et une petite planète bleue pour parfaire le tableau. M. avait rigolé un bon coup, explosé une ou deux planètes, histoire d’agrémenter le coin de quelques cailloux, sans aller plus loin dans la destruction.
— Qu’est-ce que j’ai encore à me reprocher ?
— Ne joue pas les innocents !
— J’ai déjà avoué pour le serpent. Il m’énervait ton Adam à se balader main dans la main avec une beauté. La vie n’est jamais aussi facile. Je devais lui apprendre.
— Tu n’avais aucun droit d’ingérence. Parce que nos parents nous ont toujours enseigné le respect de l’autre, le libre-arbitre et la différence, tu ne devais pas te mêler de mes affaires terrestres.
— Je ne le referais plus. Dois-je le promettre pour la millième fois ?
D. soupira. Son frère était incurable. Né con comme un neutrino, il le resterait pour l’Eternité. M. ne mesurerait pas les conséquences de sa bêtise. Après Adam, Eve et le serpent, il y avait eu Abel et Caïn. Ensuite les emmerdements s’étaient enchainés, d’Est en Ouest, du Nord au Sud.
D. avait essayé de calmer le jeu, créant un émissaire censé ramener le troupeau dans le droit chemin. Malheureusement, M. n’avait pas trouvé mieux que de le crucifier. Pire, M. avait créée une croyance basée sur l’existence de D., une sorte d’addiction aux promesses de vie meilleure, un rêve éveillé pour les gogos naissants de la Terre. Dans son délire, il avait réussi à décliner ce mensonge en de multiples versions, concurrentes, au point de déchainer des querelles intestines, des controverses entre érudits et puissants, allant parfois jusqu’à des conflits armés.
— En fait, mon cher D., tu me reproches de t’avoir érigé en modèle, en père fondateur, en guide suprême, dans l’inconscient collectif de tes bipèdes favoris.
— Oui ! Tu m’as bien niqué. Je ne peux plus intervenir sans déclencher des passions, des peurs, des tsunamis religieux. En plus, chaque fois que j’envoie un sage, il est assassiné, où qu’il soit.
— Quelle idée de leur avoir donné un cerveau ! Il fallait laisser cette planète aux fourmis. Elles n’auraient pas dévasté leur écosystème en ton nom.
— Eh, doucement, je n’y suis pour rien. C’est encore une de tes idées, le Dollar, la cause de ce désastre.
— Stop ! Tes créatures débiles allaient crever de faim. Je leur ai juste donné un coup de pouce, histoire de mieux les organiser.
D. perdit patience. M. ne comprenait toujours rien au problème de fond. La Terre était en feu, sur les cinq continents, en mer et même dans les profondeurs de son manteau. Ceux qui marchaient debout, ainsi qu’aimait à les surnommer M., s’étaient mis à surchauffer du chapeau, à se croire plus forts qu’ils n’étaient. En bref, ils se prenaient pour D., tout simplement.
— Je ne veux pas discuter trop longtemps avec toi. Tu es de mauvaise foi, M., alors remballe tes arguments et va créer ton propre univers au lieu de pourrir celui des autres.
— J’ai l’embarras du choix. Même tes bipèdes l’ont compris. Ils vont te remplacer par une nouvelle théorie, celle des multivers, où le hasard quantique permet une infinité de réalités différentes.
— Je sais. J’avais déjà lu leurs délires sur la théorie du chaos, les histoires de cordes dimensionnelles ou encore l’inflation de l’espace. Je leur ai donné un cerveau pour s’amuser. Dans ce cadre, ils l’utilisent bien, à fantasmer sur des ailleurs polymorphes, de la matière sombre ou de l’énergie noire, des singularités cosmiques déguisées en trous noirs. S’ils avaient pu en rester là, au lieu de tyranniser le reste de la planète, je serais de meilleure humeur.
— Bon. On se réconcilie autour d’une tournée de H2SO4 ?
— Oui. On est quand même frères avant tout.
D. ne voulait pas poursuivre sur ce sujet. Il avait d’autres projets en tête, de nouveaux mondes à construire, des idées neuves à tester. La Terre ne l’intéressait plus. La formater semblait la bonne idée. Peut-être irait-il jusqu’à effacer l’ensemble qu’il avait créé treize téracycles plus tôt. Une bonne biture au H2SO4 s’annonçait comme la réponse idéale à ses questions à deux quarks.