Détournant mon regard, je m’aperçus alors que je n’avais pas entamé ma pression et en but une gorgée. Elle eut sur moi un effet immédiat. Il est vrai que je n’ai, à proprement parler, pas l’habitude de boire. Une deuxième gorgée et je décidais sur un coup de tête d’aller la finir au bar, à côté de l’agent de police. Il me regardait tout d’abord d’un air bizarre, comme si ses sentiments n’avaient pas le temps de composer son visage de manière à refléter son humeur du moment, puis d’un air tout à fait simple, dénué d’arrière-pensées, de sorte qu’il me salua de la plus polie des manières. C’en était assez pour me jeter à l’eau.
« Je n’ai pas pu, monsieur l’agent, m’empêcher de vous écouter tout à l’heure raconter l’histoire de ce criminel. Ne croyez pas que c’était par voyeurisme ou que c’était la preuve d’une indiscrétion mal placée de ma part. Il se trouve que vous parliez fort et que même de la place où je me trouvais –je la lui indiquais du doigt, il m’était difficile de ne pas vous entendre. J’ai donc écouté votre récit -en le prenant en route puisque vous étiez déjà lancé quand je suis arrivé ; et n’ai plus rien rater jusqu’à la fin. Et je dois dire, ou plutôt je viens pour vous le dire : il m’a semblé qu’il était très bien raconté. Il y avait le ton, les gestes adéquats, le rythme, les silences –je vous assure qu’ils ont leur importance ; et la fin était à ce point brillamment amenée que j’en ai presque pensé que tout était trop bien ficelé, trop mécanique, bref que tout ça ne s’était jamais passé ailleurs que dans votre tête. Ne m’en voulez pas de m’être laissé aller à cette pensée, elle n’était pas si sérieuse d’ailleurs puisque je ne l’ai eu qu’un court instant. »
« –Tout s’est passé comme je l’ai dit, m’interrompit-il. Et pourquoi aurais-je inventer une pareille histoire ? »
« –Je ne le sais pas. Et c’est d’ailleurs la même question que je me suis posé. Quel plaisir peut-on trouver à raconter de pareilles histoires ? Vous comprenez, j’ai toujours pensé que l’homme, quel qu’il soit, n’agissait que pour préparer son plaisir. Ce n’est pas une idée bien dure à comprendre. Et j’ai à ce propos la certitude que, s’il est doté d’un peu d’esprit et de sensibilité, un homme qui est intéressé de tout mais généreux et bon, peut imaginer des histoires incroyables dans le seul but de divertir un auditoire –dont la satisfaction entraîne alors son plaisir personnel. Hé, hé ! Mais dans votre cas, cela va sans dire, je n’y ai pas cru un seul instant. Un policier est quelqu’un de droit, de rigide : il applique les lois et fait appliquer les lois. Je ne pense donc pas que vous ayez pu mentir. Non, tout cela était bien vrai. »
J’avais fini de parler tout en commençant à me sentir un peu ailleurs. Je regardais le serveur qui lavait des verres. Il était très adroit et très rapide. Quand je tournai la tête vers l’agent de police, celui-ci me regardait en fronçant les sourcils. Il avait le visage rond, un peu rougeau, avec un nez bosselé asymétriquement et il était plutôt dégarni, même si sa casquette le dissimulait beaucoup. Ses yeux étaient noirs, plutôt petit, et brillaient de rancœur à mon endroit. Incontestablement, ce que je lui avais dit ne lui avait pas plu.
Il me regarda fixement encore un moment puis il me dit à brûle-pourpoint :
« Vous êtes en train de m’insulter, jeune homme ! »
« –Mais je vous jure que non, lui répondis-je. »
« –Vous êtes en train de m’insulter, jeune homme ; je le répète. D’abord vous estimez que je ne suis pas capable d’inventer une histoire. Et vous dîtes ensuite que c’est parce que je ne suis pas bon, pas généreux et je ne sais plus quoi d’autre encore. Pouvez-vous contester les faits, jeune homme ? Le pouvez-vous seulement ? Tout ça s’est passé à l’instant. »
« –Je le reconnais, j’ai utilisé ces mots à l’instant, dis-je avec calme. Mais vous déformez mes propos, si je puis me permettre. De mon côté, je vois les choses de cette manière : vous avez raconté une histoire et elle était tellement compliquée tout en restant logique que je l’ai crue un instant inventée. Seulement, l’instant d’après, je n’ai pas douté qu’elle était l’expression même de la vérité dans votre bouche, parce que vous n’êtes ni un poète ni un artiste mais un agent de police. Je n’ai fait que dire ce que je pensais, honnêtement, et je ne vous ai pas insulté. D’ailleurs c’est bien une histoire vraie, non ? »
« –Oui, confirma le policier qui devait chercher à comprendre où je voulais en venir et sur les lèvres duquel un rictus s’était niché. »
« –Oui, et je vous donc dis la vérité. Vous n’avez rien inventé. Et vous avez donc dis la vérité aussi. Nous sommes tous deux honnêtes et qu’y a-t-il de mal en cela ? Il n’y en a pas. Et je vais vous dire, encore une fois avec la plus grande honnêteté qui soit, si je vous avez croisé dans une tenue civile, je vous aurez très bien cru capable d’inventer une histoire, tout comme n’importe quel être humain –et même s’ils n’ont pas tous les mêmes goûts et aptitudes dont je parlais tout à l’heure. Mais je pense cependant, monsieur l’agent de police, que si je vous recroisez dans un autre bar, un autre soir, et dans votre tenue de travail, je vous trouverez encore une fois en train de raconter une histoire vraie, dont vous auriez eu connaissance, directement ou non, et que votre plaisir provient donc plus de la manière dont vous racontez les histoires que dans le fait même de les raconter. Bien que ce qui apporte le plaisir vienne de la réaction enthousiaste qu’en retire ceux qui les écoutent. N’êtes-vous pas d’accord avec moi ? »
Il était d’accord avec moi.
« Alors tâchez d’écouter maintenant mon histoire. Vous me direz plus tard si je l’ai inventé ou si elle retranscrit la pure et simple vérité. Figurez-vous, commençais-je après avoir bu une gorgée de bière, figurez-vous que j’ai moi-même changé de ville, dans des circonstances dont je vous passerai les détails, il y a de cela bientôt trois mois ou un an. Quoi qu’il en soit, j’arrive ainsi dans une ville que je ne connais pas ; une ville remplie de personnes que je ne connais pas non plus. Et je me rends donc au premier hôtel que je trouve, pour y déposer mes affaires ; je ne vais pas vous embêter avec leur contenu. Seulement, étant arrivé dans cette ville sans aucune perspective professionnelle –je ne sais plus pourquoi j’avais choisi cette ville, je me retrouve assez vite en manque d’argent. En fait, j’ai une somme assez rondelette sur un compte mais il est bloqué pour certaines raisons et je ne peux donc pas en profiter. Comme je dépense mes derniers sous dans les achats de la vie courante, et ne trouvant toujours aucun travail, la situation devient la suivante : je ne vais pas pouvoir payer pour la semaine à venir. Sûrement honteux, je n’en touche pas mot au gardien et je ne quitte pas les lieux, feignant un simple oubli de ma part. Les premiers temps, je continue de faire comme si de rien n’était. Puis les premières journées passant, je me fais plus discret. Je me faufile pour rentrer et sortir quand on tourne la tête. Bref, j’ai peur qu’on ne me demande l’argent. Arrive un soir, et je bus une gorgée de bière plus grande encore que la précédente, c'était un jeudi soir, où en rentrant chez moi, sur les coups de six heures, je tombe nez à nez avec le gardien. J’ai dans l’idée qu’il m’attendait mais passons. Il me demande quand je compte payer ma semaine, notant qu’elle est bien entamée mais sans négliger l’opportunité d’un possible oubli de ma part. Cette dernière intention me va droit au cœur et je lui avoue tout. Je lui dis que je ne peux pas le payer. Et je promet de tout lui rembourser dès que ce sera possible, en lui montrant pour preuve de solvabilité les relevés du compte dont je vous ai parlé. Et que fait-il, lui, ce gredin ? Il me menace d’appeler la police si je ne le paie pas dès le lendemain. Quelle canaille, celui-là ! Je dois donc emprunter une somme, quatre cents trente euros pour être précis, à quelqu’un dans une ville où je ne connais personne. Que pensez-vous de cela ? »
« –Je comprends votre sentiment, répondit avec une sincère compassion l’agent de police. Mais que voulez-vous, la vie est dure. Je comprends aussi celui du gardien de l’hôtel. Vous profitez de ses services, il est donc normal qu’il en attende le paiement. Sinon, c’est un crime. »
Le policier, qui s’était remis à faire de grands gestes s’arrêta de lui-même, comme si une autre idée avait bousculé celle qu’il était en train de suivre et lui avait carrément pris sa place. Il me regarda avec un regard interrogateur et me demanda :
« –Mais qui à bien pu vous prêter cet argent ? »
« –Il n’y a qu’un crétin qui a pu le faire, dis-je en le regardant profondément. »
Sur quoi l’agent de police se mit à rire à gorge déployée.
« Oui, vous avez raison, me dit-il. Mais qui est ce crétin qui a bien pu vous prêter quatre cents trente euros sans vous connaître ? me demanda-t-il alors avec une curiosité maladive. »
« –Et bien, c’est vous. Qui voulez-vous que ce soit ? »
Je n’avais pas pu m’empêcher de fanfaronner. Il ne répondit rien et sa mine exprimait l’incompréhension. Une seconde plus tard, il se mit dans une colère noire.
« Vous m’insultez encore, jeune homme ! Je vous apprendrais à m’insulter de la sorte ! –et il m’attrapa par le col de mon blouson. Je ne vous ai jamais donné d’argent, vous m’entendez ? Et je ne vous en donnerai jamais ! Jamais ! »
Il finit néanmoins par se calmer, sûrement après s’être rendu compte de son emportement exagéré. Et il me regardait comme on essaie de déchiffrer une énigme.
« Bien sûr, ce n’est pas à vous que j’ai emprunté l’argent, repris-je finalement, avec une voix éraillée au début. Je l’ai emprunté à un autre agent. Vous ou un autre de toute façon, c’est pareil. Vous êtes tous les mêmes. J’ai emprunté l’argent et j’ai quitté l’hôtel dès la fin de la semaine, si bien que je ne l’ai pas remboursé –je ne pouvais m’empêcher de sourire à cette parole. Oui, vous m’avez bien entendu, j’ai roulé un agent de police. Je vous avouerais même que j’en retire de la fierté. Oui, de la fierté ; je fais de la provocation et j’en suis fier. Hé, hé ! Et vous savez d’où me vient cette fierté ? Hé, hé ! Elle se gonfle encore de votre ignorance ! Mais comme je suis honnête et que je vous aime bien, je vais vous dire d’où je la retire. »
« –Vous ne direz plus rien ! cria l’agent, visiblement à bout de nerfs. Je vous arrête, je vous embarque ! Vous ne direz plus rien, c’en est trop. Je vous embarque au poste et… Et vous avouerez tout ! Vous direz tout, vous entendez ? Et si vous ne dîtes rien, votre lit sera de pierre et vous ne dormirez pas avant d’avoir tout avoué ! »
Il m’attrapa, cette fois-ci par les manches de mon blouson, et me plaqua les bras derrière mon dos. Le bar entier me regardait, si je puis m’exprimer ainsi. Bien entendu, l’idée d’intervenir ne vint à l’esprit de personne.
« Je vous mets les menottes, jeune homme. Je vous mets les menottes. Alors on fait un peu moins le fier là, hein ? –et il cherchait des regards dans le bar pour asseoir son triomphe. »
Je fus cependant, et à sa grande surprise, sujet à une crise de fou rire à cette réplique.
« Bref, je vous embarque sur le champ, dit-il très fort, pour montrer son autorité mais sans toutefois arriver à masquer mon rire. »
Et il commença à me tirer en effet vers la porte de sortie du bar.
« Et pourquoi donc ? dis-je après m’être dégagé, avec de hilarité dans la voix et en ne m’adressant d’abord qu’au serveur. Pour quel motif m’arrête-t-on ? Cet agent de police l’ignore lui-même. Il m’a suffit de lui raconter une histoire et qu’a-t-il fait ? Il l’a cru sur parole. (Mais mon rire redoubla à cet instant et je dévisageai tout le monde tout en riant.) Bien sûr, c’est ce qu’il vous dira : il m’arrête parce que j’ai dit avoir escroqué un agent de police. Et c’est aussi ce qu’il dira à son chef et à ses collègues. Mais ce n’est pas la vérité. S’il m’arrête, ce n’est pas parce que mon histoire est vraie –non, ce n’est pas pour cette raison puisqu’il sait que je l’ai inventée. D’ailleurs n’ira-t-il pas jusqu’à dire que c’est lui que j’ai arnaqué ? Croyez-le ou pas, cet agent est capable de tout. Il sait que j’ai inventé cette histoire et s’il m’arrête c’est justement parce qu’il l’a cru. Il ne supporte pas de s’être fait avoir ! Hé, hé ! N’est-ce pas une réaction d’enfant ? »
Sans ajouter un mot, il m’attrapa par les épaules et me traîna tant bien que mal jusqu’au fourgon. Il me fit monter à l’arrière, après m’avoir démenotté. Puis il prit la place du conducteur, me regarda dans le rétroviseur et démarra sans plus attendre. Tout compte fait, je me demandais pourquoi j’étais allé le provoquer, où se trouvait mon intérêt, ce que j’avais pu croire pouvoir y gagner. Mais, sous la conduite brusque et nerveuse du policier, le fourgon vira violemment sur la droite, si bien que je ne m’y attardais pas longtemps, ayant perdu instantanément l’équilibre et tombant par voie de conséquence. Bizarrement, comme si ma chute avait été amortie, le choc ne fut pas douloureux. Je n’étais en effet pas tombé sur le sol ou contre une paroi du véhicule, mais sur un corps humain, duquel je m’étais déjà écarté, désolé de l’avoir écrasé. Mais je l’a reconnu aussitôt : c’était Laura ! Mon embarras s’amplifia alors pour devenir un franc malaise.
« Laura… Je ne t’ai pas fait mal ? lui demandais-je doucement. Mais bien sûr que je t’ai fait mal, suis-je bête ? Je suis désolé, Laura. Ce n’était pas volontaire. Je ne t’avais même pas vu et… »
Elle était allongée et ne répondait pas plus qu’elle ne bougeait. Elle était tout à fait inconsciente.
« Laura, commençais-je alors à crier, incapable de coordonner mes pensées. Laura ! Réveille-toi donc, Laura ! Ah… ! Je ne me le pardonnerais jamais. Ah… ! Tu ne peux pas me faire ça… Laura, non ! Mon amour… Tu dois te réveiller ! Réveille-toi ! Laura, réveille-toi ! »
L’agent m’arracha alors les mains qui, il y a deux secondes encore, secouaient furieusement Laura. Enfermé dans mon inquiétude, je ne l’avais pas entendu ouvrir le coffre comme je n’avais d’ailleurs pas entendu le fourgon s’arrêter. L’agent de police me donna un coup de matraque dans les côtes et je tombai immédiatement par terre. Il m’en donna un autre, puis un autre, et je me débattais au sol, remuant comme un diable, sous les coups de matraque, roulant sur le côté, un coup à gauche où je lui donnais un coup de pied, puis, ayant vu la matraque arriver, un coup à droite pour éviter le choc dont le vacarme résonnait maintenant dans ma chambre, où je gisais par terre, abasourdi, sonné et ahuri, me demandant ce que je faisais juste à côté de mon lit, sous la lumière que je n’avais pas éteinte et qui me faisait particulièrement mal aux yeux.