C’était le quatorze juillet 1990 à Amsterdam,
Cent ans déjà et à treize jours près,
L’ami Vincent s’était tiré une balle dans la poitrine
Et il semble qu’on n’ait pas tout fait
Pour qu’il survive,
Comme si, après tout…
Et cent ans après, ces fonds de commerce juteux
Ouverts pour voir ses œuvres,
Ici au musée VanGogh et là-bas à Otterlo…
Il avait fallu commander les billets en février
Pour des entrées organisées par groupes
A deux heures d’intervalle.
Une fois dedans, à 15 heures, je n’ai pu sortir
Avant la limite de fermeture à vingt et une heures,
Parcourant en boucle lente les trois étages,
Jusqu’à ce moment inouï
Où je me retrouvai presque seul
Devant chaque toile,
Dans ce demi-jour propice à l’intimité.
Des instants inoubliables.
Des « mangeurs de pommes de terre » aux tons glaiseux,
Aux visages anguleux, émaciés, des paysans besogneux,
Avec les mains noueuses comme des têtes de saules élaguées,
Jusqu’aux souliers à clous disant la forme des pieds
Et les lieues parcourues inlassablement,
Les couleurs sont des champs nus labourés avec patience…
Il connaît Rembrandt, ce Vincent , pour dire ainsi la vie.
A Paris, les gammes explosent de clarté,
Impressionnistes, pointillistes, divisionnistes…
Des voies sans issue,
Dont il ne prend que les couleurs pures
Pour enrichir une écriture personnelle
Acquise de haute lutte, avec acharnement, tel un artisan.
Il écrit et réécrit ses histoires naturelles,
D’abord au roseau taillé, au fusain trempé d’huile
Ou à la mine de plomb,
Puis au pinceau sur la toile,
Puis encore à la plume, illustrant son courrier,
Dans la simplicité qui dit son sens de la composition.
Des lettres à tous ses proches
Qui content, comme les tableaux, par le menu,
Tout ce qu’il vit, lit, voit, ressent.
Il est d’une pièce cet homme,
A la fois plein d’angoisses existentielles
Et de lumière dans le regard jeté sur la nature
Et sur les petites gens.
D’une pièce rapportée, et d’une peau de chagrin.
A Arles naît « La Crau, jardins de maraîchers »
En juin 1888,
Le plus beau paysage peint du monde :
Nombreux sont les tableaux où l’œil s’arrête à peine,
Sans s’attarder, comme on boit une gorgée,
Celui-ci n’étanche jamais la soif,
Tant qu’on aimerait s’y perdre la vue, chaque matin, par la fenêtre.
Est-ce de ce « rocher » dessiné au roseau
Qu’il a observé la plaine ?
« Grâce à la transparence de l’air, on voit tellement plus loin
Que chez nous, quand on est sur une hauteur. »
Ecrit-il à sa mère.
Ce serait un rêve, au printemps et en juillet,
De parcourir ces chemins de Provence
Où l’ont emmené ses bottines
Et de lui envoyer, là où il est ,
Ces vues embrassées avec ferveur,
Pleines de parfums, de vent, de musiques.
Celle de Bizet, « l’arlésienne », m’a fait connaître, enfant,
Sur la pochette glacée du disque,
Ma première peinture de Vincent : « le champ de blé au cyprès »,
Et dans les nuages, encore le portrait diffus d’un enfant,
Cette fois dans les bras de sa mère…Est-ce que je rêve ?
En ce même mois de juin où il peint le motif,
Il écrit à Théo :
« Vue d’ici, (la douleur) occupe tellement tout l’horizon
Qu’elle prend des proportions de déluges désespérantes » !
Et à sa mère :
« En ce qui concerne…le chagrin
Que nous causent la séparation
Et la mort,
Il me semble que c’est une affaire d’instinct,
Et que sans ce chagrin,
Nous ne pourrions pas trouver le calme après une séparation. »
Tenace la dépression,
Comme un mistral sifflant,
Continu, incessant, insupportable.
Auvers sur Oise enfin, après Saint Rémi de Provence :
Les orages terribles de juillet couchent les blés,
Atteignent l’intérieur à nouveau fragilisé.
Et comme dernier message peint,
Un paquet de racines aux couleurs de drame.
Nature traîtresse qui prend la forme de barreaux de prison…
Il était écrit qu’il n’en sortirait pas.
Les marchands peuvent continuer de te vendre fou et halluciné,
Je sais la prison que tu portais, frère,
Je sais ton humanité, ta maladresse,
L’amour de ton métier de peintre,
Et ton regard sur la nature nous revient de plein fouet,
Plus actuel que jamais.
Le 21 janvier 2008