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| LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK | |
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filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK Mar 4 Nov - 16:58 | |
| 5e partie : FLASH-BACK COMMENT TOUT A COMMENCÉ
(1 an avant la Comète)
-1- La réunion-
Au commencement du Temps émergea au centre du Rien l’étincelle originelle. Elle était conscience et vie. Elle engendra le Grand Tout. Chroniques du Grand Tout - Fondations - Chap.I- v.1-4
Bien que le royaume de Pancallie, encore laïc et pacifique, rayonnait de prospérité et de sagesse dans un monde où la survie et le pouvoir occupaient cruellement le plus grand nombre, le Roi Garivan V était pourtant très inquiet au sujet de son peuple. Le Commandant Zfons lui rapportait régulièrement des rapports désastreux sur la marche du royaume: de plus en plus de méfaits, de débauche, de superstition, d’irrespect d’autrui, de corruption, de vols, de crimes et de malhonnêteté gangrenaient la vie de toutes les provinces ; les gens ne se sentaient plus en sécurité, malgré le déploiement renforcé de ses hommes sur tous les terrains. L’immoralité semblait s’emparer insidieusement du peuple. Cet été-là, le Roi décida de convoquer au palais les quelques personnes les plus à même de trouver un sage remède. Le jour dit furent réunis par le Roi dans la salle du trône: la Reine Zinida, Thurul le doyen de l’académie, Kordau l’astrologue de la cour, le Commandant Zfons, le Général Khund, ainsi que Burgan le bouffon-conteur. Il les fit asseoir autour de la grande table et leur expliqua le problème, appuyé par les témoignages pragmatiques et colorés de Zfons, et conclut ainsi : “Vous êtes les personnes en qui j’ai le plus confiance, et dont les avis seront, je le sais, empreints de la plus précieuse sagesse. Je vous demande donc, chacun à votre tour, de me proposer une solution durable. Lorsque nous aurons entendu toutes les propositions, nous les soumettrons aux voix, et je me réserve la décision finale. Ma Dame, votre avis m’est toujours précieux et secourable, voulez-vous commencer ?” La Reine Zinida leva les sourcils bien haut et sourit en hochant la tête, semblant réfléchir avant de répondre, ce qui n’était pas son habitude. Elle portait une perruque pourpre tout en hauteur, conique, dont l’extrémité en pointe supportait une pierre précieuse rouge brillant de mille feux, tel un phare fantasmagorique. Une autre pierre, verte comme ses yeux, plus petite mais non moins brillante, ornait le milieu de son front. Des arabesques arachnéennes brunes s’étalaient sur la moitié gauche de son nez et traversaient sa joue gauche, jusqu’à l’oreille, sans excès. Un collier d’argent assorti aux motifs des arabesques semblait émerger de la coiffure, à la nuque, et envahir le devant du cou, pour se couler entre les seins (qu’elle avait généreux) et les galber afin de les soutenir et enfin de couvrir les aréoles, où de chaque côté la dernière spirale de l’arabesque se terminait par un diamant. Un voile de soie moirée orange et marron recouvrait le tout, à l’exception d’un large décolleté jusqu’au nombril. Ses plis savants se perdaient sous une ceinture triangulaire en argent rappelant les arabesques du collier, mais couvertes de pierres précieuses, d’où émergeait une jupe longue et ample, superposant plusieurs sortes de soie, chaque couche étant d’une texture différente, jouant entre le marron et l’orange, et où les arabesques n’étaient ici que broderies de pierres précieuses assorties. Elle déclara enfin: “L’Amour, messieurs ! Voilà ce qu’il nous faut promouvoir, encourager, instaurer : l’amour de chacun pour chacun, la compassion, l’amitié, l’entraide, la solidarité, la charité... Toutes les formes de l’Amour, à commencer entre deux êtres quels qu’ils soient, car la passion amoureuse elle-même est découragée par ce système de mariages arrangés que nous devons abolir. L’Amour est ma réponse.” Des yeux se levèrent au ciel pendant cette tirade, mais le Roi avait baissé les siens en souriant et en joignant ses doigts. Il releva finalement son regard dans le silence qui suivait les échos de la voix puissante de la Reine. “Je ne vous cacherai pas que votre réponse ne me surprend guère, ma douce, et nous nous abstiendrons de la commenter pour le moment. Nous allons d’abord écouter toutes les propositions. Commandant, je vous sens impatient de parler... - Majesté, sauf le respect que je dois à ma Reine, il me semble utopique de... - Commandant, l’interrompit le Roi, aucun commentaire pour le moment, je vous prie. Proposez votre solution, sans fioriture.” Zfons se renfrogna et balbutia des mots d’excuse, ce qui était extrêmement rare de sa part, puis il argumenta : “Mes hommes, malgré leur nombre, sont dépassés face au phénomène. Ils n’ont pas assez de marge de manœuvre, et la loi de sa Majesté la Reine, si je puis me permettre, n’a rien arrangé depuis que nous l’appliquons, sinon que je perds plus d’hommes qu’avant. Les malfaiteurs, sachant qu’ils ne risquent plus d’être tués, s’autorisent plus de violence et de crimes. La corruption et le chantage augmentent et de plus nous n’avons aucun pouvoir sur ces méfaits lorsque, et c’est souvent le cas, ils concernent des gens hauts placés. La solution que je propose serait donc une répression accrue, des sanctions plus définitives, des lois plus sévères, moins permissives, un contrôle plus intense et facilité des étrangers, et l’abolition de la loi nous interdisant de tuer les criminels sur le terrain. - Tout le contraire de ce que je propose, si j’ai bien compris ! explosa la Reine en se levant. - Silence, ma Dame, gardons les commentaires pour plus tard, c’est valable pour chacun de vous, je vous en prie. Commandant, votre proposition a le mérite d’être claire, précise et brève ; je vous en remercie. Passons à présent à celle de Maître Thurul.” Le doyen de l’Académie (seule institution d’enseignement du royaume et située à Pamaval), scientifique et inventeur, patriarche d’une grande famille d’érudits, était également le doyen du royaume. Il était respecté de tous, à l’exception de Kordau (pour avoir un jour déclaré que l’astrologie n’était qu’une superstition à ne pas confondre avec l’astronomie). Son avis était souvent sollicité en tous les domaines par le Roi, qu’il avait d’ailleurs éduqué personnellement sur ordre de Garivan IV, roi à l’époque et père du roi actuel. Malgré son grand âge, il n’avait rien perdu de son intelligence et de sa culture, que sa sagesse enrichissait au fil du temps et des expériences. Burgan le bouffon-conteur avait été son meilleur élève en toutes matières et demeurait un de ses meilleurs amis. Le vieil homme avait la peau comme du cuir et sa chevelure blanche tombait aussi bas que sa barbe ornée de tresses. Il s’habillait uniquement de larges robes de lin noir et beige et portait toujours une longue capuche assortie pour protéger le haut chauve de son crâne. Son état de santé devenait inquiétant depuis quelques semaines, il toussait souvent et se déplaçait avec plus de difficulté qu’à l’accoutumée. Malgré tout, sa voix voilée par le temps et la maladie imposait le silence ; son élocution était du reste d’une perfection maniaque. “Majesté, je ne surprendrai personne, je pense, en affirmant que si le peuple est mal éduqué, il nous faut l’éduquer mieux. Notre Académie ne dispense ses enseignements qu’à quelques privilégiés du royaume et malgré les centres annexes - uniques - que nous avons développés dans chacune des douze provinces du royaume, la majorité des gens demeure inculte. Je propose donc d’instituer l’éducation obligatoire et gratuite pour tous les enfants du royaume, dans des écoles, une par village, où des règles de morale élémentaires puissent être enseignées et encouragées. Voilà ma proposition. - Ridicule ! Cela coûterait une fortune, et comment voulez-vous obliger ce ramassis de... - Maître Kordau, je vous prie, qu’ai-je demandé à plusieurs reprises déjà ? intervint le Roi, je trouve au contraire cette idée très censée, mais nous en reparlerons. Merci Maître Thurul. Je vous laisse donc la parole, Maître Kordau, puisque vous êtes si impatient de vous exprimer.” Du coup, le vieil astrologue ne parla pas tout de suite. Il rabattit ses longs cheveux gris derrière ses épaules et parut se concentrer. Son extrême maigreur, son long nez pointu, sa robe et son chapeau noirs contribuaient à sa réputation de mage inquiétant au sein de la cour, mais la tradition royale accordait une grande importance à l’astrologie, et un respect indiscutable lui était toujours dû. Il faisait rarement de prévisions dignes de ce nom, mais il avait prédit six ans auparavant la naissance d’un second fils à la Reine, et cet événement était bel et bien survenu. Il avait annoncé que cet enfant serait brillant, et force était de constater la précocité exceptionnelle du petit DeGans dans les domaines littéraires et scientifiques. Kordau n’avait ni femme ni enfant, et vivait seul dans des appartements mis à sa disposition tout en haut de l’aile ouest du palais. Il y recevait régulièrement des gens de la cour pour des consultations où il exerçait autant ses dons d’astrologue que ceux de guérisseur. Il dit enfin de sa voix nasillarde : “Majesté, à mon humble avis, il n’y a pas de solution à notre problème. (murmures de protestation autour de la table) La nature est ainsi faite que sur... mettons dix êtres humains, il y en aura toujours trois ou quatre qui chercheront à profiter des autres, ou à les dépasser, bref qui feront passer leur individu avant le reste de la communauté ; certains par tous les moyens, d’autres plus insidieusement. Une société comporte toujours une minorité égoïste et rebelle créant des ennuis à la majorité. Et l’amour, la répression ou l’éducation forcée ne changeront pas cette funeste loi de la nature humaine. Néanmoins, (franches protestations et vindictes)... laissez-moi finir... néanmoins, je me propose de consulter les astres spécialement à propos de ce problème, pour essayer de trouver la meilleure marche à suivre. - Silence, je vous prie ! cria le Roi pour couvrir la grogne générale, Maître Kordau a donné, ainsi que je l’ai demandé à chacun de vous, une réponse sans complaisance à ma question. Même si elle n’apporte pas de solution directe, c’est un avis réfléchi dont nous devons tenir compte. Malgré tout, Maître Kordau, je ne reviendrai pas sur mon intention de choisir une des solutions proposées ici à la fin de cette entrevue, vous devrez donc exprimer comme les autres votre choix. Passons maintenant à vous, Général Khund, les nombreux voyages que vous accomplissez dans le monde ont dû vous faire connaître une grande diversité de gouvernements et de sociétés. - En effet, Majesté. Et la solution que j’ai à vous proposer risque d’être à double tranchant, comme mon sabre.” Le Général dégageait un charisme mêlé de force et de calme. Sa stature immense l’obligeait à considérer tous ses interlocuteurs du haut vers le bas, ce que beaucoup prenait pour de la condescendance, souvent à juste titre. Khund était un guerrier, un meneur d’hommes et un fin stratège. Il avait combattu pendant une vingtaine d’années sous la bannière du royaume de Tillbrande, au sud du désert de Soghnie, dont il avait dirigé l’armée pendant sept ans. Il n’avait jamais perdu une bataille, sauf la dernière, ce qui lui avait valu d’être chassé de son pays. Après avoir vécu un exil solitaire d’une année dans le désert en une errance dont il n’avait jamais révélé la nature, il était venu proposer ses services à Garivan V, fraîchement promu roi de Pancallie. Ce dernier l’avait prévenu qu’en tant que pays pacifique, la Pancallie, dotée d’une armée de défense, ne lui proposerait pas des campagnes ou des conquêtes, mais plutôt un rôle de représentation diplomatique auprès du monde entier, ainsi qu’un entretien minimum des troupes de défense royales à Pamaval. Ce qu’il avait accepté aussitôt. Depuis quatorze ans, il parcourait ainsi le monde, souvent accompagné de commerçants Pamavaliens qu’il protégeait ou introduisait auprès de gouvernements étrangers. Avec ses cheveux blancs en brosse, son menton proéminent, son regard acéré bleu ciel, son costume impeccable rouge et noir aux longues bottes et son fameux double sabre fait d’un alliage inconnu au flanc, tout le royaume le considérait comme un être à part, puissant et inflexible, ce qu’il était sans aucun doute. Ménageant son effet, il continua de sa voix grave: “Les pays les plus développés socialement, politiquement, scientifiquement, et même artistiquement ; ceux qui ont le plus facilement réglé leurs problèmes de finances, de justice et même de sécurité, sont les pays conquérants, guerriers et donc dominants. Je suis convaincu qu’une bonne guerre offrirait une cause et un défouloir idéal à tous ces désœuvrés qui se complaisent dans leur délinquance. Nous sommes en paix avec la Soghnie et l'Yskandara, et le Krannvag est trop puissant, mais le royaume de Tillbrande, seul ennemi potentiel de Pancallie, est en pleine guerre civile, occasion idéale pour le conquérir avec un minimum de pertes. Offrez à ces hommes l’occasion de se battre pour une cause qui serve le royaume, et vous regagnerez une autorité assurée sur eux.” Plus encore que lors de l’intervention de Kordau, l’assemblée protesta. Le Roi lui-même, à l’accoutumée si tolérant et positif, baissa la tête en la secouant, les yeux fermés. Ses cheveux grisonnants bouclés accompagnaient le mouvement, et sa couronne, en fait un turban de cuir noir incrusté de pierres précieuses, faillit tomber. “Silence ! dit-il. Général Khund, je suis très surpris, je l’avoue, par votre proposition. Désagréablement surpris. Vous semblez récupérer le sujet qui nous occupe à des fins de pulsions et de rancunes personnelles, et cela m’étonne de votre part, après tant d’années passées au service de la prospérité pacifique de notre pays. Mais voilà que j’enfreins les consignes que j’ai moi-même données : arrêtons là les commentaires, reprenons-nous et écoutons la proposition de Burgan.”
Dernière édition par filo le Mar 4 Nov - 17:12, édité 1 fois | |
| | | filo Admin
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| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK Mar 4 Nov - 17:10 | |
| En attendant le silence, Burgan souriait, l’œil pétillant. Comme à son habitude. Bouffon officiel du Roi, il était surtout un sage et un de ses proches conseillers. Âgé de plus de cinquante ans, il en faisait moins de quarante. Passionné d’astronomie et de philosophie et ami personnel de Thurul, il passait beaucoup de temps dans le laboratoire de ce dernier. Autant dire que son titre de bouffon n’était plus qu’honorifique. Il venait à peine d’apprendre la grossesse de sa fille Briteig et s’en réjouissait, même si celle-ci lui avait fait promettre le secret, car il n’y avait pas de père officiel. Cette réunion l’aurait presque amusé, si le sujet n’en avait pas été aussi sérieux. C’est sans se départir de son sourire qu’il dit calmement : “J’ai eu plusieurs fois dans ma vie l’occasion de voyager, moi aussi, et mes observations des autres sociétés m’ont amené à d’autres conclusions que les vôtres, Général. Je crois que ce qui manque à notre peuple, c’est l’espérance, la confiance, l’engagement, bref : la foi. Je tiens à dire que je suis d’accord dans une certaine mesure avec tout ce qui vient d’être dit (grognements de protestation et de surprise autour de la table). J’ai une solution à vous proposer qui présente l’avantage de réunir en une toutes ces propositions, en y ajoutant la foi. Offrons au peuple une religion ! Une religion qui prêche l’Amour, qui donne un sens et un but dans la vie de chacun, qui le motive à faire le bien, à suivre des préceptes de respect, d’honnêteté et de morale, à encourager l’éducation, à encadrer le peuple dans des règles et des lois précises que l’on ne pourrait plus enfreindre sans honte, qui donne enfin une cause pour laquelle on pourrait se battre jusqu’à la mort si l’on y était contraint. Une religion qui rassemblerait dans le même sens tout un peuple et lui donnerait par là-même une identité plus forte que celle d’une nation.” Tout en parlant, Burgan avait observé l’expression des autres invités, et savait déjà qu’il avait rallié à sa cause Thurul et la Reine. Le Roi, la main devant la bouche, semblait concentré. Il eut un mouvement en arrière de la tête : “Bien, merci Burgan, une idée originale, inédite et très intéressante, qui mérite d’être soigneusement réfléchie, comme les autres propositions. Je vous invite à prendre quelques rafraîchissements dans la haute-cour pendant un quart d’heure ; après quoi nous nous retrouverons ici pour prendre une décision, merci.” -2- La mission du Bouffon- Le Grand Tout, à la fois mâle et femelle, esprit et matière, lumière et ténèbre, bien et mal, est l’origine, le chemin et le but. Suivre Sa voie est suivre la Juste Parole et vivre en harmonie avec Lui. Chroniques du Grand Tout - Fondations - Chap.II- v.46-50
L’été se terminait. C’en était fini pour cette année de la chaleur étouffante et des orages violents. Car le royaume de Pancallie, situé entre le désert et trois mers (l’une au nord, l’une à l’est et l’autre au sud), était le théâtre de phénomènes météorologiques parfois surprenants, et selon les saisons et le sens du vent, le climat pouvait passer d’un extrême à l’autre. Mais ce qui intéressait au plus haut point Burgan, hormis le fait qu’il allait bientôt ressortir ses chemises vertes en laine et à longues manches, se passait bien plus loin que dans le ciel de cette région du Monde. Bien plus loin que le Monde, en fait. Une comète périodique s’approchait. D’après les observations des premiers astronomes de l’antiquité, elle devait passer au dessus de la moitié nord du Monde au début du printemps prochain. Thurul, moins féru d’astronomie, mais plus capable que lui de déchiffrer les archives anciennes dont il était le conservateur, lui avait confirmé cette assertion des vieux livres. Burgan referma la porte du laboratoire d’astronomie et descendit les innombrables marches dont l’usure le fascinait autant que les vieux papyrus couverts de signes antiques. Combien de savants avaient pu descendre ces marches comme lui à travers les siècles, les yeux pleins d’étoiles, de théories, de mouvements elliptiques, d’infinitude ? Combien de royaumes, de guerres, de tragédies, de fêtes, de découvertes géniales, de catastrophes avaient pu défiler sur ce point précis du monde pendant que les astres, là-haut, continuaient leur gigantesque et inexorable marche ? Et pourquoi jamais une religion digne de ce nom n’avait émergé de ce terreau si fertile ? Exceptées quelques superstitions locales et l’astrologie, ce peuple était-il hermétique à la foi, à une grande foi ? Comment pouvait-on rester si pragmatique face au miracle qu’inspirait la perfection de l’univers, sa grandeur, ses lois, la beauté de la nature ? Il allait y remédier, lui, le vieux bouffon, en coulisse, avec la bénédiction du Roi qui lui avait donné carte blanche. C’était désormais sa mission, et avec l’aide de Thurul qui, il le savait, risquait de ne pas passer l’hiver, et surtout de sa propre fille, Briteig, enceinte d’un enfant illégitime, les bases de son plan étaient presque déjà posées. Il avait envoyé la douce Briteig vivre à l’extrême sud du royaume, à Mand, petite oasis peu connue à la lisière du grand désert, peuplée de cinq ou six familles, où vivait Golan, son ami d’enfance. Golan était guérisseur et connaissait tout le nord du désert comme sa poche. C’était un homme bon, dont la femme et le fils avaient été emportés l’année précédente par un mal mystérieux contre lequel il avait été impuissant. Sa fille Padhina, infectée aussi par la maladie, avait été soignée à Pamaval durant des mois, mais elle était morte cet été. Quand Burgan lui avait confié Briteig avec pour mission de s’occuper d’elle, de sa grossesse et de l’enfant à naître, il avait semblé revenir à la vie, comme si celle-ci lui donnait une seconde fille, une seconde chance. Et la perspective d'être un peu grand-père. Burgan tournait et retournait dans sa tête tous les éléments à sa disposition pour accomplir sa mission. Créer une religion de toute pièce ! Quel défi, se disait-il. Une religion est l’organisation de croyances, dogmes, pratiques, rites, voire lois, autour d’une foi mystique. Autour de théories qui apportent des réponses aux grands questionnements spirituels, tels que la raison, l’origine, l’état, le but : pourquoi sommes-nous là ? D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Les réponses relèvent certainement de l’Inconnaissable, mais la mission de la religion n'est-elle pas de les ramener dans l’Inconnu seulement, puis de les révéler à ceux qui en ont besoin pour avancer, afin de leur tracer le droit chemin, le juste chemin, puis de les cadrer dans des préceptes moraux ? Burgan connaissait de nombreuses religions du Monde, dominées en Occident par l’adoration de la déesse Claïs et en Orient par les innombrables dieux védians. Aucune ne laissait assez de liberté à ses pratiquants, toutes prônaient la dévotion et la crainte des dieux, la faute à expier, la culpabilité d’être, la personnification de l’essence divine. Aucune ne célébrait simplement le Tout, l’ensemble de l’univers, de la nature, de l’humanité, de la vie, et le respect qui leur est dû. Aucune ne demandait aux hommes simplement d’agir dans le Bien et dans le respect du Grand Tout. Depuis trois semaines, il écrivait. "Au premier âge, le Grand Tout ..."
A sa demande, Thurul lui avait fourni de nombreux rouleaux de papyrus antiques et fragiles, qu’il conservait dans ses archives en raison de leur âge, mais qui ne servaient plus à rien car l’ombre même des inscriptions et des dessins qui y figuraient avait disparu avec le temps et surtout à cause d’une malencontreuse et permanente exposition à la lumière. Il les recouvrait soigneusement, en écriture ancienne, de textes emphatiques décrivant une cosmogonie avec des théories sur la création de l’univers, puis de l’humanité, par un "concept" plus qu'un dieu, mi-masculin mi-féminin dont l’appellation Le Grand Tout pourrait séduire les plus réfractaires. Il était très fier de cette idée. Il racontait l’avènement de l’espèce humaine suite à un déluge qui décima les grands monstres, puis des sagas, des rois, des guerres, des interventions divines et des miracles. "...se fit matière rayonnante et fulgurante..."
Il s’agissait d’un travail titanesque, auquel il s’adonnait sans relâche, se surprenant lui-même par sa propre inspiration foisonnante et effrénée. Il écrivait tous les jours, intarissable, et souvent même la nuit. Il n’allait plus raconter ses histoires dans les salons de la Reine, ses visites aux élèves de l’Académie s’espaçaient, et on le voyait souvent chez Maître Thurul. Il racontait une histoire, la plus belle sans doute de toutes celles qu’il avait déjà racontées. "...se précipitant à la conquête du rien."
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| | | filo Admin
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| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK Jeu 6 Nov - 0:55 | |
| (An zéro) -3- La comète-
Au premier âge, le Grand Tout se fit matière rayonnante et fulgurante se précipitant à la conquête du rien. Au second âge, étoiles et planètes, terrains d’essai en vue d’un monde viable. Au troisième âge émergea enfin le berceau idéal de la vie: le Monde. Au quatrième âge, Il installa la vie dans l’eau du Monde et la fit prospérer. Au cinquième âge, grands reptiles, monstres et esprits des forêts, puis le grand déluge. Au sixième âge, les mammifères: le Grand Tout, après une multitude d’essais d’êtres vivants, a trouvé le berceau idéal de la conscience: l’humain.
Le septième âge, imminent, naîtra avec celui qui apportera la conscience et la foi dans le cœur de tous les humains. La comète de Mandi célébrera sa naissance dans le désert. Son incarnation sera à l’image du Grand Tout. Ses mots énonceront la Juste Parole. Chroniques du Grand Tout - Fondations - Chap.V- v.1-20 Le laboratoire de Thurul était occupé deux fois par semaine par les professeurs de l’Académie et certains de leurs élèves parmi les plus brillants en science. Un jour, le Doyen leur fit remarquer qu’un courant d’air lui glaçait les os et qu’il voulait qu’on règle ce problème. Les étudiants, comme tout le monde, avaient compris que cet automne allait être probablement le dernier du vieil homme. Ils trouvèrent au fond de la pièce sombre où l’on remisait toutes sortes d’inventions avortées, une faille dans le mur qu’il était effectivement nécessaire de boucher pour faire cesser ce courant d’air. Mais en éclairant le trou en question, un des étudiants remarqua une niche étroite à l’intérieur du mur, au fond de laquelle on apercevait quelque chose emballé dans du cuir moisi, du tissu et des planches de bois. Maître Thurul ordonna de casser le mur à cet endroit pour récupérer ce qui pouvait s’avérer une découverte intéressante. Et elle le fut ! La section histoire de l’Académie ainsi que celle de philosophie et, dans une moindre mesure, toutes les sections, ne traitèrent que des Ecritures découvertes lors de cet automne exceptionnel. Tout le royaume était en effervescence : enfin des documents, clairs et faciles à déchiffrer, avaient été exhumés d’un lointain et obscur passé. Enfin les savants allaient peut-être pouvoir révéler les origines les plus reculées du peuple de Pancallie, voire de l’humanité entière ! Le sujet s’était imposé de lui-même dans toutes les discussions de la vie de tous les jours, même dans les provinces les plus reculées du royaume. Dans les clubs et salons, les contes, débats, spectacles et jeux avaient également laissé place aux conversations citant les quelques passages des Écritures que l’Académie avait livrés à la populace, ainsi qu’à d’interminables débats s’y rapportant. Il fallut peu de temps pour voir enfin circuler des copies de ce qui avait déjà été déchiffré, traduit et commenté sous l’égide de Maître Thurul, de ses assistants et de Burgan, à savoir la moitié du premier livre, intitulé “Fondations”. Le reste demandait plus de temps et de travail, vu l’état déplorable d’une partie des papyrus, et Thurul et Burgan en furent proclamés par le Roi les uniques dépositaires et utilisateurs. Cependant, Burgan continuait à produire en secret le reste des Chroniques du Grand Tout, des épopées et légendes allégoriques, en y mêlant peu à peu les récits historiques de l’antiquité connue du continent. Durant tout l’hiver, il vint présenter ses propres “interprétations” des Écritures dans les salons de la Reine et au sein de l’Académie. Ses talents de conteur mis au service de ce nouveau sujet d’engouement eurent un tel succès que le Roi le nomma Grand Commentateur des Écritures. Toutes les provinces se le disputèrent alors. Il restait ainsi conteur, tout en passant pour un exégète. * Or les derniers jours de l’hiver, la fille de Burgan, Briteig, que Golan faisait passer localement pour sa propre fille défunte Padhina, ressentit les premières douleurs de l’enfantement. Loin de la vie intense des villes, le hameau de Mand vivait au calme, au rythme de la nature et du désert, et cette naissance imminente devait être le seul événement attendu cette saison par la petite communauté. Mais rien ne se passe comme on le prévoit. Pourtant, le premier jour du printemps, un nouvel astre était apparu tôt dans la soirée, un rai de lumière comme personne ici n’en avait jamais vu. La quasi totalité des habitants de l’oasis (une trentaine) restait dehors à observer et commenter la fabuleuse apparition céleste. Golan, prévenu par Burgan, s’y était attendu, mais tombait néanmoins sous le charme fascinant de cette déchirure de lumière dans le ciel étoilé. “C’est une comète ! cria-t-il aux autres, c’est le signe du Grand Tout pour annoncer la venue de l’Élu ! Oyez ! Oyez ! C’est la Comète de Mandi ! Et ma fille va enfanter avant l’aube ! Et mon petit-fils sera l’Élu, car nous sommes à Mand, dans le désert ! Telle est la prophétie !” Et il s’agenouilla dans le sable en levant les bras au ciel. Certains dirent tout bas “Il est devenu fou” d’autres dirent “mais non, il a raison, j’ai entendu la prophétie, moi aussi ! Il a raison...” Et quelques-uns s’agenouillèrent, puis tous enfin. Alors dans la hutte de Golan, Briteig hurla. Golan se précipita à l’intérieur, alluma les flambeaux, et s’agenouilla près de Briteig qui se tordait de douleur sur sa couche souillée. Son ventre énorme était secoué de spasmes. “Je vais mourir, appelez mon père ! - Je suis là, Padhina, tu ne vas pas mourir, tu as perdu les eaux, c’est normal. Laisse-moi t’aider. - Non, je veux mon vrai père, ne me touche pas, j’ai trop mal !” L’enfant se présentait à l’envers. Les gens commençaient à se rassembler devant chez Golan, mais il ferma la porte. “Je m’en occupe, c’est ma fille et je suis guérisseur, après tout!” *
Burgan s’était endormi devant son ouvrage. Il avait rédigé toute la soirée, jusqu’au milieu de la nuit. Il savait que la comète et l’accouchement de Briteig étaient imminents. Il lui restait peut-être quelques jours, une dizaine au maximum. Il fut tiré de son sommeil par des coups répétés à la porte de sa maison. Lorsqu’il ouvrit, il reconnut le fils du voisin de Golan, exténué. Briteig ! pensa-t-il. En effet, il lui fut annoncé la naissance du fils de "Padhina". “L’enfant se porte bien, mais la mère n’a pas survécu. Golan dit qu’il est l’Élu, car la comète est dans le ciel” ajouta l’adolescent. Tragédie et déception ! Sa fille morte, la seule famille qui lui restait ! Et la comète tant attendue : resté enfermé à travailler, il avait raté sa première apparition. Mais l’Élu était né ; il serait son grand-père et son instructeur, et l’Histoire était en marche. Il ignorait encore que l'enfant n'était pas un garçon. | |
| | | filo Admin
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| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK Jeu 6 Nov - 18:07 | |
| EPILOGUE en deus ex machina : FLASH-BACK 2
(20 ans après la Comète)
- 1 - MANDI -
Le corps souillé du Seigneur fut lavé par le Grand Prêtre puis installé dans la crypte du temple, scellée par nos soins. Quelques jours plus tard, je me retirai dans le Désert de Soghnie pour y consigner ces événements, et pour y finir mes jours en retrait du Monde. Chroniques de la Juste Parole - Evangile de DeGans - Chap.VII- v.252-253 (fin)
Lumière premier regard divin à l’aube de la vie intense et parfaite offrande chaude caresse fertile blanche pureté rougie par le spectacle du monde élan innocent dévié par des jeux de miroirs amour primordial essentiel déchire les derniers voiles de la nuit et du doute. Lumière. Elle ouvrit les yeux. Il faisait chaud. Ses lèvres étaient gercées. Un rai de lumière pénétrait la pièce sombre comme une lance pure et tangible. Seule la danse secrète de la poussière dans le faisceau témoignait d’un mouvement de vie dans ce silence immobile. En vie, je suis en vie.De l’eau. Elle devait boire, c’était impératif. Elle essaya de se lever, mais cet effort lui coûtait trop. Elle abandonna. Où était-elle ? De quoi se souvenait-elle ? Le Seigneur...Sa mère aux longs cheveux bruns. Elle lui avait parlé. Des gens. Beaucoup de gens. Ils ont besoin de moi.Des visages sans nom. Des hommes. Son grand-père. Terik. Le corps de Terik. Ses cheveux roux.Cheveux roux. Salya... DeGans. (Je lui ai dit que je l’aime)Les hommes en noir. Animaux Une vague d’horreur, de souffrance et de honte l’envahit soudain. Ils m’ont fait mal. Ils me détestent. Ils m’ont salie.Du sang. Océans de douleur. Limites de l’insoutenable. “DeGans ! Elle criait maintenant. Elle pleurait. DeGans ! Où es-tu ? - Mandi ? C’est toi ? Il était là. Debout à côté d’elle. Plus beau encore, buriné, plus homme. Ses beaux yeux jaunes. Il se pencha et la prit dans ses bras. Mandi ! Tu es revenue. Est-ce enfin toi ? - Revenue ? Où sommes-nous ? Je ne me souviens pas. Sa voix était rauque et faible. Parler lui faisait mal. - Près de Mand. Loin des hommes, loin de la ville. - Que s’est-il passé ? - Une insolation. Tu as la fièvre depuis hier. De quoi te souviens-tu ? - Des hommes m’ont... Les larmes revenaient. - Je sais ce que tu as dû endurer. - Non, tu ne peux pas. - Ces hommes ont été châtiés, par leurs propres pères qui sont nos fidèles. Les Probes ont été discrédités. Pattyas est mort, et Kordau s’est exilé à Tillbrande. - Mais tout cela... combien de temps... - Mandi, tu ne te souviens de rien depuis... qu’ils t’ont torturée ? - Non. - Et sur le parvis, lorsque nous t’avons trouvée, après qu’ils t’ont traînée ? - Non. Si. Je croyais que j’allais mourir, mais cela ne me faisait pas peur. Je t’ai dit... - Oui, qu’as-tu dit ? - Que... que je t’aime. Ils pleuraient tous les deux, à présent. - Oui, et je t’ai répondu que moi aussi. - Je devais être morte. - Tout le monde l’a cru et le croit encore. Je l’ai cru aussi lorsque tu as perdu conscience sur le parvis. Mila hurlait. Burgan et moi t’avons transportée à travers le temple, dans ses appartements. Nous avons essayé de te réanimer, en vain. Terik et Talym sont arrivés, puis Salya. Mila leur avait déjà dit que tu étais morte. Burgan nous a renvoyés car il voulait rester seul avec toi. Nous sommes rentrés à la ferme, nous avons calmé Mila, et avons tenu conseil. Nous hésitions entre la vengeance d’une part, les représailles contre Kordau et les Probes, et d’autre part la mission que tu avais donnée à chacun d’entre nous. Nous avons choisi la deuxième solution comme une priorité. Les quatre devaient partir avant que les Probes ne risquent de s’en prendre à eux. Je suis retourné voir Burgan. D’abord il a hésité à m’ouvrir, puis s’y est résigné. Il m’a alors annoncé que tu n’étais pas tout à fait morte, que ton corps n’était pas éteint, mais que ta conscience l’avait quitté. Que si tu ne revenais pas, il valait mieux pour tout le monde qu’on te dise morte. Au bout de deux jours, ton corps était sauvé, mais tu n’étais pas revenue. L’annonce de ton assassinat a fait le tour du royaume. Nous avons gardé le secret. Tu étais martyre. Le troisième jour, les quatre sont partis dans les directions convenues. Tu t’es réveillée peu après. - Trois jours ? Je suis restée trois jours dans cet état ? - Oui. - Mais pourquoi n’ont-ils pas attendu que je me réveille ? Pourquoi mentir à tout le monde ? Et quel jour sommes-nous, d’abord ? - Mandi, cela s’est passé il y a deux ans, et depuis tu ne parles plus. Tu avais tout oublié, jusqu’à ton nom, ton regard était vide. - Deux ans ? Deux ans de vide ? - Oui, tu as vingt ans à présent. Ton grand-père m’a conseillé de m’éloigner de Pamaval, de raconter ton histoire pour la postérité, de t’emmener et de m’occuper de toi. Pendant tout ce temps, nous avons vécu discrètement ici aux portes du désert, tous les deux, je t’ai soignée comme une enfant, mais tu n’étais plus là. Je t’ai beaucoup parlé, mais tu ne répondais pas, tu semblais ne pas écouter, je t’ai nourrie, habillée, lavée. J’ai tant souhaité que ce jour arrive. Je t’aime. Mandi pleurait encore. C’en était trop, trop à la fois. | |
| | | filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK Jeu 6 Nov - 18:22 | |
| (64 ans après la Comète)
- 2 - DEGANS -
Ce ne sont pas les preuves ou les détails des actes du Prophète qui comptent, mais bel et bien le message et la foi qu’Il a apportés aux hommes. Chroniques de la Juste Parole - Annexes - Epître de Burgan à DeGans - v.25-26
Mandi mourut d’une maladie transmise par un insecte à la veille de ses soixante-quatre ans, au lendemain d'un ouragan. Les derniers jours de sa vie, elle les passa auprès de lui, dans la petite ferme qu’ils avaient construite dans leur jeunesse sur la côte nord-ouest de Vandygatar. L’hiver avait été exceptionnellement rude, mais les beaux jours revenaient. Elle se levait de moins en moins de sa couche et ne supportait plus aucune nourriture, à l’exception des grenades. La Védiane était arrivée la veille en fin de matinée dans l’île. Les pêcheurs apprirent à DeGans qu’elle venait prêcher la Juste Parole. DeGans s’empressa d’aller prévenir Mandi. Malgré ses difficultés à se déplacer, elle voulut absolument savoir qui était cette femme et la voir à l’œuvre. Ils partirent dans l’après-midi vers le port, où la Védiane se restaurait et se reposait de la traversée. DeGans l’avait hissée sur la mule, et le trajet d’une demi-heure fut très éprouvant, mais elle n’était pas du genre à se plaindre. La semaine précédente, l'ouragan avait détruit une grande partie des installations portuaires, et depuis quelques jours la frénésie de la reconstruction animait toute la population de ce côté de l’île. La femme était grande, belle, elle devait avoir entre quarante et cinquante ans, souriante et sereine. Elle était entourée d’un cercle de femmes et d’enfants, et répondait à leurs questions. DeGans et Mandi s’approchèrent et se joignirent au groupe. “Avant de rejoindre le Grand Tout, le Seigneur l’a rappelé : n’oubliez pas l’essentiel. L’essentiel, c’est encourager la foi et l’entretenir, restaurer en chacun cette conscience originelle du Grand Tout que les hommes, à force de cultiver la raison, ont perdue. Conscience de la Nature et de son harmonie, conscience que le Bien et le Mal ne sont pas toujours séparés, que le Grand Tout opère l’impulsion de la vie et son développement, mais que nous sommes tous responsables de Son héritage et des choix que nous faisons. Bien des maux subis par les uns entraînent le Bien chez d’autres, et vice-versa. Souvenez-vous de la Passion du Prophète, des pires maux qu’Il a endurés, et finalement Son pardon pour Ses assassins : l’ultime leçon qu’Il a apporté à la Juste Parole... La Védiane s’interrompit et fixa Mandi en silence. L’échange de regards se prolongea. Puis elle sourit. Que ce jour vous soit prolifique, dit-elle, je vous connais, n’est-ce pas ? - D’une certaine manière, répondit Mandi. - Je ne me souviens pourtant pas de notre rencontre... Vous vivez ici ? - Oui, depuis trente-huit ans, nous avons une petite ferme derrière la colline. - Vous êtes Justes ? - Oui, mais nous ne pratiquons plus. - Comment est-ce possible ? - Quand nous étions jeunes, en Occident, nous avons œuvré pour la Juste Parole. Depuis, nous avons eu ici des enfants, qui ont aussi fondé leur propre famille, dans d’autres contrées. - Qui es-tu ? D’où viens-tu ? demanda DeGans. - Mon nom est Dviji, disciple de Sahisalya, Grande Prêtresse de la Juste Parole dans l’Empire Védian, l’une des quatre apôtres de la première génération des Justes. Ma maîtresse m’a envoyée ici pour prêcher la parole du Seigneur. - Salya ! C’est elle l’épouse de l’Empereur ? - C’est elle. - Sais-tu ce qui est arrivé aux autres disciples de la première génération ? - Mila est morte il y a douze ans en Gallonie après en avoir converti la majeure partie, ainsi que tout le sud-est de Sylandre ; Terik le Patriarche a converti le Krannvag et vient de fonder une grande communauté sur les Terres Froides de Grask ; et Talym, après avoir converti une grande parties des Terres Noires, a disparu avec son bateau et son équipage il y a plus de quinze ans dans la Grande Mer Chaude, au sud du Monde. Quant à DeGans, le premier évangéliste, il s’est retiré dans le désert peu après le Martyre, et à part son évangile conservé au Grand Temple de Pamaval, plus personne n’a jamais entendu parler de lui. Et vous, qui êtes-vous ? - Qui nous sommes n’a pas d’importance, dit DeGans, nous ne sommes qu’un vieux couple de modestes fermiers terminant ses jours à Vandygatar.” DeGans et Mandi se regardèrent, et se comprirent : Talym et Mila.*
DeGans la trouva le lendemain soir sous son arbre, plus gros encore que le grand chêne de sa jeunesse, un énorme banian dont les lourdes branches ployaient jusqu’au sol, s’y enfonçaient, s’y enracinaient, et d’autres troncs annexes en émergeaient. Si bien qu’autour de l’arbre principal, toute une architecture végétale avait érigé un temple naturel. Le plus simple, le plus beau temple du Grand Tout du Monde. Mais l’arbre n’avait pas résisté à l’ouragan, il avait été à moitié déraciné, et le peu du tronc qui se dressait encore la veille s’étalait désormais à terre, comme par une étrange solidarité avec le déclin de cette femme d'exception. Ses grosses racines arrachées du sol s’élevaient indécentes dans un angle tragique. Elle gisait là dans l’herbe, sous le gros tronc, comme endormie. Elle souriait. Il tomba à genoux. “Merci Seigneur, dit-il en pleurant, merci au nom du Monde, et merci Mandi de m’avoir aimé dans ta seconde vie comme toutes les femmes aiment leur homme. Merci pour cette vie de bonheur, simple et riche.” Il s’allongea à côté d’elle, et la prit une dernière fois dans ses bras. Le premier papillon du printemps tomba sur sa petite main figée à jamais. Il lui manquait la moitié d’une aile. Il pensa à leur première rencontre, au temple de Pamaval, à la première “mort” deux ans plus tard de celle qu’il aimait et qu’il avait prise pour un garçon, aux graves révélations de Burgan concernant la création de toute pièce d’une religion, à leur exil dans le désert, où il avait appris à aimer une femme - sans âme, à leurs retrouvailles deux ans plus tard, à la première fois qu’ils firent l’amour, à l’interminable voyage en bateau vers l’Orient, fuite éperdue, loin de leur lourd passé, de leurs personnages emblématiques et pourtant factices qu’ils voulaient oublier, puis leur renaissance, dans ce pays où personne ne posait de question, où nul n’avait besoin d’écritures sacrées - vraies ou fausses - et de missions apostoliques pour vivre en harmonie avec la nature et l’univers entier. Puis leurs enfants, deux filles et un garçon, les animaux, le potager, la simplicité des tâches de la vie de la ferme qui, paradoxalement, constitue la meilleure clé pour connaître et comprendre le mystère de la vie et le rôle de chacun de ses acteurs. Ainsi la religion, se dit DeGans, malgré son conditionnement, son emprise sur le libre arbitre de chacun, peut ouvrir le chemin et entretenir la foi. Mais la vie simple au service de la terre, des animaux et des siens, une telle vie encourage la compréhension du grand Pourquoi, encourage l’art et l’introspection constructive. Il avait compris que les hommes n’ont pas tous besoin de religion. Ils ont besoin de comprendre où est l’essentiel, et d’avoir foi en eux-mêmes et en la marche de l’univers, puis de respecter, d’aimer toutes ses facettes. Sans avoir la présomption de se demander pourquoi et d’espérer un jour avoir la réponse. Le gros arbre s’est éteint ce soir. Il ne bourgeonnera plus L’être humain qui lui parlait et le charmait de sa flûte a rendu son dernier soupir ce même soir. Ainsi le papillon né dans ses branches ne s’envolera plus. Lequel de ces trois êtres aura le plus profité de sa vie ? Lequel était le plus libre ? Lequel le plus en harmonie avec le souffle du Monde ? Qu’ont-ils partagé ? Qu’avaient-ils en commun pour choir au même moment ? Après tout, chacun n’était qu’une infime part du Grand Tout...
Ce matin ils ont tous trois profité des premiers rayons du soleil, ils se sont éteints ensemble, avec les dernières lueurs du jour. Leur dernier jour.
Un instant pour l’arbre un jour pour l’humain une vie pour le papillon.FIN
à la mémoire d’Antonia Lagier | |
| | | constance Prophète
Nombre de messages : 4029 Date d'inscription : 07/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK Jeu 6 Nov - 23:15 | |
| Je n'ai pu m'empêcher de relire cette fin, parce que je l'avais déjà trouvée belle, et simple, et toute empreinte de sérénité. J'avoue avoir un peu décroché dans les périodes modernes, mais je compte relire le tout à tête reposée, pour essayer de t'indiquer ce qui pourrait être amélioré. Pas simple. Je trouve aussi que ce livre représente ce qu'il y a de plus abouti dans ta production. Subtilement élaboré, riche, profond, et surtout porteur d'une philosophie et de messages universels, qu'il serait bon de méditer... sans parler de cette poésie, toujours présente. Tu sais tout le bien que je pense de ce livre, de toute façon. Ne lâche surtout pas le morceau, je ne vois pas comment il ne pourrait pas un jour trouver un éditeur. | |
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| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK | |
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| | | | LA JUSTE PAROLE - V - FLASHBACK | |
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