C’est le printemps, le soleil s’invite en promenade.
Les jupes en soldes sont de sortie pour un premier baptême du vent, les yeux rencontrent la peau, les sens se désaltèrent aux effluves d’impatiences sournoises, l’insipide du mot fleurit enfin de nouveau.
C’est le printemps, j’entre dans le tabac d’un air absent, je fouille un peu semblant dans mon sac à dos. Il faut dire qu’au printemps, les portes sont ouvertes, moins facile de prendre un air absent sans accessoire, on ne se heurte qu’aux errances des rescapés hivernaux.
Elle n’est pas là tous les jours comme ces héroïnes de romans qui hantent parfois les auteurs qui se lisent, elle n’est pas là tous les jours comme un caprice en mode boucle infinie, elle n’est pas là tous les jours pour me vendre ma dose, non, elle est là certains jours, et je vous passe le couplet sur ces emplois du temps surchargés qui ne donnent plus l’occasion à l’homme moderne que je suis d’en savoir un peu plus sur l’habitude éternelle d’autrui, je vous passe l’éternité et je ne me lis pas, elle est là aujourd’hui, je lui commande mes cigarettes, elle me fait un grand sourire de printemps.
Un sourire de tous les jours.
Elle me demande si je veux un sac, mais comme chaque fois je lui montre mon sac à dos, prêt à ajouter le son à l’image, au printemps c’est le retour des couleurs, à mort le film muet si grotesque à ses exubérances dramatiques, à mort les sous-titres et le noir et blanc, le printemps veut du psychédélique, je veux du subliminal, et je veux y poser mes mots.
Elle me devance pourtant avec un sourire où le printemps a redoublé, ah ! oui, c’est vrai que j’ai toujours mon sac à dos.
L’interactivité, lorsqu’elle devient personnelle, surprend toujours.
Regroupant mon sang froid, ma carte bleue, mon sac à dos et mon infinie délicatesse, je prends mon temps pour répondre, submergé comme tout un chacun par le poids des statistiques et leurs duels inopinés.
L’homme normal n’aurait vu là qu’un geste commercial fort à propos où le client habitué ne passe pas inaperçu par la force du temps à l’instar des choses, mais le pourcentage d’hommes normaux sur Terre avoisine le zéro, à fortiori en cette période de printemps amateur, et je ne me suis jamais suffisamment accroché aux chiffres pour sortir la tête du lot.
Le reste de l’humanité érectile sent l’ouverture du monde à l’instar des portes, et abandonne bien vite les statistiques pour engager une conversation parce que ouahou putain de merde quelle drague de malade cette fille je le crois pas en plus elle est sacrément bonne dans ces petits vêtements qui ont moulé son corps au désir des pâtissiers du quotidien que c’en est pas croyable ce qu’on peut débiter comme conneries sans le temps d’un soupir quand le printemps vous embarque dans ses délires faussement candides…
Respirez monsieur, et laissez passer les clients suivants s’il vous plait, vous voyez bien qu’il y a un monde fou, aujourd’hui la Française des Jeux offre du rêve aux cadavres en crise, les tabacs sont pris d’assaut par des meutes hurlantes sans armes, sans chevaux… et sans cris, retour au cinéma muet.
Le panneau affiche la réponse du client, questionnaire à choix multiple où le spectateur sait faire le tri depuis toujours.
Oui, j’ai toujours mon sac à dos, c’est pour vous emmener en voyage à la fin de votre service.
Oui, j’ai toujours mon sac à dos, il faut dire que j’ai ma vie dedans, si ça vous amuse d’y jeter un œil.
Oui, j’ai toujours mon sac à dos, et je suis très flatté que vous vous en souveniez.
Oui…
Les réponses du questionnaire sont infinies, toutes plus insipides les unes que les autres, elles débordent du carton depuis la nuit des temps, nous avons mis du son et des couleurs dans nos vies pour laisser les cartons aux pauvres, qu’ils y couchent leur existence à défaut de questions nouvelles.
Elle me sourit toujours, avec son petit pull moulant sur lequel se sont greffées de fausses bretelles qu’on a envie de détacher quand même, juste pour se prêter au jeu de ce grand regard profond qui m’inonde, l’air de rien, un grain de beauté sur son visage ponctue l’attente d’une connivence suprême.
Les secondes sont parfois des éternités d’extase.
La vie devrait se compter en secondes.
Elle se compte en années où le printemps revient sans cesse jouer son trouble fête aux pantalons des distraits.
Elle se compte trop et se décide en statistiques.
Je lui réponds enfin, déchirant le silence qui allait s’éterniser jusqu’à la cinquième seconde.
Oui, j’ai toujours mon sac à dos.
Vivre avec les mots des autres c’est un peu retourner sa veste, ne pas offrir les siens c’est distribuer des secondes d’extase à qui en veut sans s’y jeter soi-même.
Elle me sourit encore, déchirant par mégarde le reçu de paiement à l’instar des secondes que nous laissons filer.
En s’excusant elle me rend le tout, deux morceaux de papier minuscules qui passent entre nos mains, en une seconde à peine, nos doigts s’effleurent, et j’enferme le candide puzzle au sac à dos qui bave une existence aride où l’escargot est roi.
Je rentre chez moi au pas de limace.
Pourtant je n’ai pas oublié le sac, je n’ai rien oublié de ce temps qui passe en égrenant ses secondes, je n’oublie pas de tout inscrire pour étrangler du mot le passé silencieux, je n’oublie pas d’écrire puisque j’ai mes clopes, enfin.
Le clope est à l’écrivain ce que la guitare est au musicien.
Beaucoup de gens préfèrent le piano, depuis toujours.
Mais la musique du printemps, heureusement, est une symphonie où chaque instrument est roi, je me pose à son écoute,
je me pose et je fume,
je me pose,
je fume,
je fume,
vite,
épuiser le temps qui passe,
vite,
épuiser mes réserves…
et retourner au tabac.