Page-poubelle
La page blanche ne sera pas un cauchemar. Il y passera l’incessante tondeuse à idées. Il finira boule à zéro, l’auteur qui, quelques heures avant le carnage, s’arrachait les cheveux. Il y versera ses poubelles. Un amas informe, puant, dates limite largement dépassées. Tous les détritus qu’il amassait depuis ces semaines de repli, cloitré dans sa chambre noire. Des trainées visqueuses. Des épluchures grossières. Il ne prendra probablement pas le temps de fignoler tout de suite, jetant fiévreusement le surplus de ses élucubrations silencieuses.
Ce jour là, il balancera son désordre sans chercher à faire joli. La poésie ne vaut que pour les imbéciles. Les doux rêveurs. Les inconsistants, en somme. Aux autres, il leur faut des tripes, toutes, et les brandir en internationale littéraire, dérangeantes, sales, inavouables. Il leur faut les confessions d’un obscur, pour se dédouaner de leurs propres fantasmes. Ah ! il les vomira d’un bloc, tout à trac, en gros paquets crevés d’abcès verbeux. Qu’ils s’en gavent, les crève la faim de la culture ! Qu’ils s’en fassent péter le cerveau ! Qu’ils récitent suavement leurs citations entre deux canapés sucrés-salés, une coupe de champagne entre leurs doigts futiles, l’air de ceux qui savent. Ronds de jambes multi-linguistiques, et ça brasse de l’air, et ça brasse de l’air, si fort que les frontières renversées n’ont pas le temps de dire ouf, elles sont déjà piétinées. Il leur faut du consistant, comment dire…. de l’incompréhensible serait même apprécié. La métaphore demeurant invariablement indéchiffrable ou plutôt ouverte à toute trouvaille, elle permet tout et tout s’interprète bellement dans les bouches de l’intellect. La moulinette cérébrale jouit alors de tout son potentiel, disperse à qui veut l’entendre la réponse exacte. Floue, mais exacte.
Ah oui, parce qu’ils n’ignorent rien des concepts, mécanismes, processus, fonctions, liens, relations, équations, théories, découvertes, recherches scientifiques, théologiques, psychologiques, astrologiques-nomiques, médicales, patronales, économiques, politiques, universitaires, ornithologiques, dentistes et patin couffin, tout dans le même cerveau qu’ils traînent derrière eux comme l’étoffe d’une robe de soirée à bouffer les marches du Grand Palais. Toute chose possède son explication, surtout si elle n’en possède aucune. Alors ils patouillent, gadouillent, grouillent de ramifications et d’emberlificotages et tout ça vous tient des nuits entières éveillé, mon brave, parce qu’il faut bien se dévouer pour la gloire de dispenser le savoir.
A votre bon cœur, m’sieurs dames. Il joue pour vous la musique des mots ! Le voici dépenaillé devant sa table de misère, cerné de papier, englouti sous la marée des encres noires, fourrageur des obscurités. Il extirpe pour vous les rengaines des murs insalubres et de l’homme dedans, lui tout seul avec sa misère et son cancer de l’imagination. Qu’il passe l’arme à gauche, à la fin de l’histoire ! Qu’il se pende au moins ! Ou bien, s’il veut faire durer le doux supplice de vos délices, qu’il se torde de mépris, qu’il balance sa haine et violente ses futurs lecteurs en détaillant les effets secondaires des veines tranchées en gueulant qu’il ne capitulera jamais, même après.
Vieux fou ! Indigne de la beauté ! Ne vois-tu point là bas ces deux marcher l’un vers l’autre, pendant que jouent les instruments de cuivre ! Que leurs bouches se joignent, que leurs yeux se ferment pour mieux se regarder l’un l’autre, te laisse donc indifférent ? Que valent le brouhaha du salon illuminé, le frôlement de ses étoffes, ces doigts gantés aux arabesques gracieuses et les sillages parfumés de Chanel, devant tant de simplicité ! Le petit peuple idolâtre les histoires banales.
Dégoût. Assis devant son bureau d’encre et de papier, que pourrait-il leur écrire qui ne soit ni trop ni trop peu ?
Quelque part, un harmonica envole l’alchimie de ses notes…
Romane