À Monsieur Élie Kagan et à la femme qui marche.
La femme qui marche
Milieu de matinée. Son regard traverse la fenêtre. L’emporte là-bas, au-delà du terrain vague. Vague à l’âme. Ces bras enserrent son corps, lasses et frêles prisons. Plus loin, passées les vastes terres, l’étendue plate, bleue. Au-delà est son pays. Etait son pays. Aujourd’hui, c’est ici. Depuis que l’homme l’a emmenée. Là où elle a toujours peur, où elle comprend si mal les gestes, les us. Où elle ne sais jamais ce qu’elle doit faire ou pas. Certains jours, elle marche tranquillement avec son panier et quelqu’un crache à ses pieds. Alors qu’elle n’a rien fait, rien dit. Elle ne sait pas. Reste un moment immobile, debout, là. Regarde le crachat. Et puis repart. L’homme lui dit que ce n’est rien, une habitude d’européen. Bon.
Son souffle opacifie la vitre. Ses doigts dessinent, doux réflexe d’antan… Dessiner sur le sable. Des casbahs blanches, des oasis multicolores… Mais ici, le gris reprend toujours ses droits. Parfois, on resserrant ses mains, elle tient la planète entre ses mains. Observe, se questionne. Si elle soufflait, provoquerait-elle un vent de sable ? Une tempête ? Elle préfère ne pas essayer. Elle n’est pas superstitieuse, mais son imagination est puissante, elle le sait. Comment vivre sans cela ?
Elle se souvient là-bas. Jusqu’aux odeurs parfois qui la transportent furtivement. Avant que la rue et ses pots d’échappement reprennent leurs droits. Elle se souvient. Ses pensées flottent… Ses rires rejoignent les rangées de petites dents blanches, les fossettes malicieuses, les courses à se faire exploser le cœur. Il y avait aussi les moments où il fallait se taire, s’asseoir, écouter le sage. Il parlait, d’ailleurs, de là-bas, plusieurs là-bas. Mais rien qui ressemble à ici, ça elle s’en souvient bien.
Son père aussi un jour est parti vers la métropole. Pour le travail, pour que la famille vive. Il envoyait régulièrement de l’argent pour maman. Pour elle et ses sœurs et frères, il y avait la photo , attendue avec ferveur. Des villes, des monuments. Et puis, tout ce monde au même endroit, les voitures, les bus… !
Un jour, il n’a plus écrit. Une lettre est arrivée. Beau papier, bien cachetée, bien écrite. Les mots disaient que papa était mort. Motif inconnu. Peut-on vraiment mourir sans motif ? Etait-il malade ? A-t-il eu un accident ? Après, les rumeurs sont arrivées. De bagarres, d’émeutes, d’attaques de force de l’ordre… Et papa dans tout ça ? Impossible. Impensable. Il travaillait et il dormait. Sa vie se résumait à ses deux mots et ces envois réguliers. Et puis mort. Sans motif.
La vie au village est devenue vraiment dure. Elle était jeune, mais déjà assez âgée. Belle. Tout un futur brillait dans ses yeux. L’homme était plus vieux, beau, séduisant. Elle ne l’a pas choisi mais elle l’aime. Le soir, quand il rentre, il l’enserre de ses bras, mais ce ne sont pas des prisons, ses bras. Il l’embrasse tendrement dans le cou. Elle lit le respect dans ses yeux. Parfois aussi des ombres plus fugace. La lassitude, la vie…
Sur son père, elle en sait maintenant un peu plus. Dans ce nouveau pays, elle a appris à lire et à parler cette nouvelle langue. Et quand le premier enfant est né, elle a pris l’habitude de l’emmener à la bibliothèque. Pendant qu’il pataugeait parmi les rayons pour enfants, elle cherchait. Elle a trouvé beaucoup. Probablement trop. Des livrent décrivaient les bidonvilles, le couvre-feu au faciès, les ratonnades…
Et enfin, un jour, ceux qui citaient octobre 61. Écrivaient : « entre 32 et 325 morts ». Elle ne comprend pas trop la différence énorme entre ces deux chiffres. Mais au bout du compte, un mort est un mort. Toujours un de trop. Surtout quand l’un d’eux est probablement son père. Ils parlaient des milliers de Nord-Africains arrêtés et internés dans des conditions d’un autre âge, des stations de métro tombeaux, des corps dans la Seine. Ils disaient aussi que dans le parc, au matin, les arbres portaient les morts. Vincennes… Vincennes…
Depuis, d’autres enfants sont nés. Souvent, ils veulent aller jouer au parc. Mais elle refuse. Les enfants ne comprennent pas. L’homme ne comprend pas. Mais elle refuse obstinément. Elle sait que sont père doit encore s’y trouver, mais dans quel état ? Quelle vision d’horreur pourrait bien l’attendre là-bas. Alors elle répète. Non. Inlassable non.
Le soir, ils mangent le repas qu’elle a préparé. Elle débarrasse. Il fera la vaisselle. Elle part travailler. Elle connaît le trajet par cœur, depuis le temps. RER, métro, marche. Retour par les premiers transports, juste avant que les enfants s’éveillent pour qu’elle s’occupe d’eux. Elle les aime, ce sont ses soleils. Pourtant, ce soir-là, elle ne s’arrête pas à la station de RER habituelle. Elle reste assise. Atteint le terminus. Descend. Puis elle prend son pas. Elle ignore où elle se trouve et même ce qu’elle fait. Elle va vers le soleil. Pas après pas. Tout a disparu autour d’elle. Ses yeux ne voient plus qu’un fin et long chemin devant. Sur sa route, elle croisera peut-être mon père, revenu mort vivant de la Guerre là-bas. Peut-être discuteront-ils un peu. Peut-être lui offrira-t-il de l’eau. Peut-être pas.
Elle est la femme qui marche.