Marche nocturne droit devant

Marche nocturne droit devant

J'ai tant marché, longé tant de devantures, traversé tant de places. J'ai tant marché sans rien voir, comme un voyage paupières closes dans la rue des boutiques obscures. Avec une drôle de musique dans ma tête : le claquement des semelles sur le bitume. Un pas, un siècle. Un pas, un autre bout du monde. Un pas, je vous ai quittés, mais vous me suiviez. On ne se défait jamais de son ombre. Celle des autres vous colle longtemps à la mémoire. Une drôle de musique. Le tango des fantômes qui ne veulent pas mourir. Partir encore. Partir plus loin. On ne sait jamais ; vous pourriez vous lasser.

La première gorgée de bière dépose son amertume dans ma bouche. L'amer des ratages. Une gorgée, une image. Une gorgée, votre voix. Une gorgée, l'overdose. Trop tiède. Trop ordinaire. Pire ; trop médiocre.

Alors je marche encore, encore, encore. Pour avaler la ville et bouffer du macadam. Droit devant. Semelles en cavale. Dans la part des choses, le choix est vite fait : vous derrière, moi ailleurs.

.../...

Respire...
Au-dessus, très loin, le clair de lune enlise la nuit dans le ventre des arbres. Les ornières ressemblent aux rides d'une terre fatiguée. La rumeur de la ville s'est tue depuis longtemps. Clair de lune, clair de femme, un chant de liberté s'insurge dans ma gorge. Trop longtemps muselé.
"Où..."
Où ailleurs. Où loin. Où ici. Où enfin. Où encore. Où Fa, où Sol, où demi-ton, où long, où soyeux. Où et la main. En circonvolutions chorégraphiques. Sous les étoiles, dans l'instant des fragments d'un paradis à l'ivresse sans rancœur ni mélancolie. Des chaînes défaites, abandonnées là, sous la lune, loin du monde d'avant.

Avec, devant, à peine un peu plus en amont, dressées vers l'étrange saveur de la promesse, les roses de glace près de la cheminée.

Et si c'était vrai ? Ce ne serait que la légitimation d'une page tournée. L'oubli de vous. Je marche, et chaque mètre franchi, chaque heure avalée, chaque défaite de vous ressemblent à la chronique d'une mort annoncée.

Romane

A l'origine, c'est parti d'un jeu d'écriture, proposant sept titres de livres connus. Est-ce que vous les trouverez ?

Je ne trouve (et ne cherche) pas les titres, je me délecte tout simplement de cette prose poétique puissante et illuminée, incandescente d'amour et de vivre.
Je marche aussi. Serait-ce la même ville ?

Oui, la même ville, et le même clair de lune, et le même renouveau qui attend quelque part. Partir, c'est déjà renaître. Autrement. Comme je me fais toujours des nœuds au cerveau en allant toujours plus loin dans la réflexion : Est-ce que mourir, qui est aussi "partir", c'est aussi renaître autrement ? J'suis pas pressée, hein.

Tu aurais aussi pu le poster dans les poèmes, non?
J'aime. Nous devons être un certain nombre de marcheurs du temps, ici.
Partir serait comme muer: laisser une peau pour en prendre une autre: on y laisse de la matière, on y gagne en renouveau. On y gagne en polissage comme le galet chahuté par les marées. Quelquefois la perte émerge et la mélancolie, quelquefois le possible radieux qui permet le meilleur...Flux et reflux et traversée par ces mouvements, la trace écrite de l'humanité.

geho a écrit:

Tu aurais aussi pu le poster dans les poèmes, non?

Elle compte peut-être faire des suites.

Tous mes textes pourraient être considérés comme une suite de suites, je crois. Ils décrivent des instants, ces instants faisant partie d'un passé proche ou du présent, voire d'une projection sur l'avenir.

Je ne l'ai pas mis en poésie parce que sur ce type de texte, j'hésite toujours. Ce ne sont pas des vers, et je veux éviter à notre admin adoré des heures sup' de rangement. Mais c'est vrai que c'est toujours à cheval, et que je me pose plus d'une fois la question.

Filo, ton avatar, miam, à croquer !

Je me sens aussi profondément bouleversée par cette prose organique, cette poésie à la force presque inéluctable.
J'ai retrouvé certaines sensations, que je ne voulais pas, par peur sans doute, mettre en mots : marcher dans la ville, se perdre à soi même, semer derrière soi des petits cailloux de douleur, encore et encore, sur des chemins parcourus dans l'obscurité de l'âme.

Ton texte me rappelle une bien vaine conversation, ailleurs, il y a longtemps... Partir ? Est-ce renaître ? Est-ce mourir un peu ? Est-ce fuir ? Changer ou pas ? Tant de sens dans ce mot, qui peut être aussi bien vide de sens, ou "videur" de sens. C'est que je suis pour ma part souvent partie, beaucoup trop à mon goût.
J'ai déjà dû déposer cette citation quelque part, mais où ?

"Nous nous déplaçons avec nous-mêmes, nous nous déplaçons en nous-mêmes. Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveille." (Christian Bobin, Tout le monde est occupé).

Finalement, je crois que les meilleurs départs, les plus enrichissants, sont ceux que l'on fait en étant sûr de pouvoir revenir. Même si on ne revient pas. Finalement.

Sur la forme, comme à ton habitude, ton texte est magique, envoûtant. Il emporte comme une sublime musique (saxo basse ?). Clairsemé de titres déjà connus, c'est marrant.

Ce que tu dis est pas mal, Lulu.
Cabrel aussi disait "il a fait le tour du monde, pour une fille de chez nous"

Romane a écrit:

Oui, la même ville, et le même clair de lune, et le même renouveau qui attend quelque part. Partir, c'est déjà renaître. Autrement. Comme je me fais toujours des nœuds au cerveau en allant toujours plus loin dans la réflexion : Est-ce que mourir, qui est aussi "partir", c'est aussi renaître autrement ? J'suis pas pressée, hein.

pour moi partir, oui, c'est (avoir envie de ) re-naître, et j'imagine souvent le temps comme une liane qu'on lâche pendant qu'on en saisit une autre (un pas aérien?)..
mais mourir, non, c'est le dernier partir, sans saisir autre chose que le vide de l'ultime page; et puis où est le choix?
Beau parcours littéraire en tout cas, sous tes pas!
merci
mick

Sensationnel voyage... Je n'en suis pas encore revenue. En reviendrai-je jamais ? ?...
J'ai souhaité, voulu, espéré, raté, essayé, re-raté tant de départs...
Ne vogue-t-on pas toujours sur les bateaux de nos lendemains ?

Mince, j'avais pas vu qu'il y avait un jeu ! Le problème,c 'est que je trouve plus de 7 titres. Je gagne plus ???


Rue des boutiques obscures
Sur le bitume
La première gorgée de bière
La part des choses
La rumeur de la ville
Clair de femme
La rose des glaces ("les roses de glace"), ça compte ?
Et si c’était vrai
Chronique d’une mort annoncée

Pas mal Lulu !
Moi j'avais seulement trouvé Clair de femme et Chronique d'une mort annoncée...
Je ne connais pas du tout les 3 premiers que tu donnes, les autres oui, surtout Et si c'était vrai que j'aurais dû trouver.

Qu'en disent les autres ?

J'avais beaucoup aimé Rue des boutiques obscures, de Patrick Modiano. Il y a longtemps et mes souvenirs se sont un peu effacés, mais...
La première gorgée de bière, de Phillippe Delerm, une petite gourmandise.
Sur le bitume, j'ai un doute. Le titre me disait quelque chose, alors j'ai vérifié et j'ai trouvé la trace d'un "truc" édité, mais je ne sais pas si c'est un livre, une BD...

Lucaerne a écrit:

Mince, j'avais pas vu qu'il y avait un jeu ! Le problème,c 'est que je trouve plus de 7 titres. Je gagne plus ???


Rue des boutiques obscures
Sur le bitume
La première gorgée de bière
La part des choses
La rumeur de la ville
Clair de femme
La rose des glaces ("les roses de glace"), ça compte ?
Et si c’était vrai
Chronique d’une mort annoncée

Tu enlèves "Sur le bitume" et "La rose des glaces" et le compte est bon. Bravo !!

Heps ! perso, je n'aurais pas été foutue d'en trouver la moitié.

Heu... c'est pas toi qui as écrit le texte ???

Si, c'est moi. Mais tu ne connais pas mes capacités en matière de maladresses... je te promets que je bats tous les records.