Voilà que ça pisse le sang. Bon dieu, ça pisse le sang et ça m'excite. Je pensais pas que ça me ferait ça. Tout le monde a l'air surpris, j'en vois même qui sont effrayés mais je sais pas bien si c'est moi ou ce sang qui pisse, en tout cas tout le monde regarde, forcément un truc pareil ça arrive pas tous les jours. Bon sang, si j'avais su que ça me ferait ça. Le sol a changé de couleur et l'univers entier avec lui, tout le monde regarde. Un pauvre type qui se tord par terre et moi à côté, juste en face la machine à café. Un euro cinquante le café, un type a même laissé tomber sa monnaie sous le choc. Y'en a bien qui vont tourner de l'oeil s'ils continuent à mater comme ça. Si j'avais su que ça me ferait ça. Mais personne ne pouvait savoir, et tout le monde garde ses distances. On a dû prévenir la sécurité, il faut bien faire quelque chose, surtout ne pas s'approcher, le sang ça tache sûrement. Et ça pisse le sang. Un euro cinquante le café, ou un jus de tomate peut-être. La grosse là-bas au fond, elle veut pas un jus de tomate des fois ?! Va falloir qu'elle ôte la main de sa gueule sinon je sens que ça va m'énerver. Pour l'instant c'est l'excitation, une bonne surprise, mais faudrait pas que je m'énerve sinon ça risque de mal tourner. Bon dieu, si j'avais su que ça me ferait ça, je l'aurais fait plus tôt.
Ce matin je suis arrivé à huit heures, comme tous les jours. J'ai posé mon sac, j'ai ouvert une nouvelle session sur l'ordinateur ; un coup d'oeil complice à la photo de Myriam sur le bureau et direction la machine à café. Un euro cinquante en poche, juste le compte. Une pièce de un et une de cinquante centimes. C'est pas tous les jours la même chose, il y a plusieurs manières d'atteindre le compte, mais ce matin c'était ça. La monnaie du café d'hier.
A huit heures ce que j'aime bien c'est qu'il n'y a personne à la machine à café. J'ai choisi tranquillement et j'ai allumé mon clope pendant que le gobelet s'emplissait. Une sorte de rituel, faut dire que trente ans dans la même boite ça forge des habitudes. C'est pas que la routine me plaît, c'est qu'il faut faire avec. Et puis le café du matin, c'est devenu incontournable. Il est arrivé que la machine soit en panne, ces jours là je me sens tout chose. Difficile à expliquer, ça ressemble simplement à une sorte de manque. La fatigue, les restes de la nuit qui s'égarent au long de la matinée. Mais ce matin tout était normal, j'ai bu mon café en solitaire, par la fenêtre qui donne sur le parking je voyais le petit monde arriver à son rythme, garer les véhicules, s'essuyer les yeux, une journée ordinaire qui commence. J'ai jeté le gobelet dans la poubelle vide et direction le bureau avec en point de mire la photo de Myriam à côté de l'ordinateur. Ce matin je ne l'ai même pas entendue partir, elle commençait plus tôt. Je préfère quand elle part après moi, je peux la regarder dormir un moment avant de m'en aller, déposer un bref baiser sur son front et lui murmurer un mot doux à l'oreille. Je préfère ça mais ce matin c'est elle qui a quitté la maison avant moi. Peut-être elle m'a souhaité une bonne journée, je ne sais pas, je ne l'ai même pas entendue partir.
Dans le couloir il y avait plus de monde qu'à l'aller, et forcément les premières salutations sont arrivées. Trois types qui m'ont tendu la main, ça doit faire trente ans que ça dure et jamais échangé un mot avec eux. J'ai juste serré les mains, comme tous les jours, et puis je me suis enfermé dans le bureau. Pas longtemps, forcément, le défilé a commencé. Faut dire que s'il n'y avait pas ces vitres immenses personne ne verrait que je suis là. J'ai jamais compris pourquoi on ne fait pas des murs pleins. Il leur faut des vitres. Ca fait plus spacieux, ça fait plus classe, ça fait plus clair. Ca fait chier, surtout. Même enfermé à clef on est épié en permanence, jamais tranquille. Et forcément, tout le monde se sent obligé de venir dire bonjour, même les gens que je croise depuis trente ans et dont je ne connais même pas le nom. A la rigueur, croiser des gens dans le couloir ou à la machine à café, c'est quelque chose de normal, et les saluer aussi par la même occasion. Mais le défilé dans le bureau, j'ai toujours eu du mal à l'accepter. Surtout que ça dure toute la journée, doit même y'en avoir pour passer plusieurs fois. Il paraît que ça se fait, que ce sont des règles de courtoisie, de savoir vivre ; moi je pense plutôt que tous ces types ont un besoin irrépressible de se tripoter entre eux, toucher les autres, se laisser toucher, la nécessité du contact sans lequel ils n'existeraient plus. Quelle connerie. N'empêche que c'est une connerie très répandue, j'en connais pas pour éviter mon bureau.
Le temps s'est défilé autour des poignées de main, sur le bureau la photo de Myriam restait impassible, j'ai eu envie de l'entendre. Le portable était sur répondeur. C'est bien la peine d'avoir un portable. J'ai laissé un message, plutôt bref, juste lui dire que je l'aime et provoquer le soir qu'il vienne plus vite. Elle est si belle. Elle aurait voulu un enfant mais je n'ai pas été capable de lui en faire un. Sûrement son plus cher regret, le mien aussi d'ailleurs. Se sentir impuissant, décalé dans ce monde ou rien n'est plus beau que donner la vie. Se sentir moins que rien même si ce n'est pas ma faute, se sentir faible malgré le bonheur d'aimer et être aimé. Myriam souriait sur la photo, une bonne femme est venue me dire bonjour.
Je me suis souvent dit que les grandes boites devraient embaucher quelqu'un pour dire bonjour aux employés. Quelqu'un qui serait payé pour serrer des mains, comme une pointeuse à l'entrée principale, et ça dispenserait tout le monde de se saluer les uns les autres. On serrerait la main de ce type là et ça vaudrait pour le reste du personnel. Un gain de temps pour tout le monde, un pied de nez à l'hypocrisie surtout. Allez proposer ça à votre entreprise, on va vous conduire direct à l'asile, c'est vrai que ça a l'air un peu fou comme ça. Perte de profit sûrement, payer un gars à rien foutre sinon serrer des mains; mais imaginez le temps gagné par les autres, la sérénité surtout des employés comme moi!
Faut dire aussi que serrer des mains toute la journée n'est pas de tout repos. Entre les timides qui vous laissent un truc tout flasque entre les mains et les abrutis qui s'efforcent de vous broyer les phalanges, on sait jamais à quoi s'en tenir. C'est véritablement quelque chose qui m'exaspère. Mais ça fait trente ans que ça dure, c'est toujours avec le sourire et quelquefois un mot gentil que je laisse passer le défilé entre la corbeille à papier et la photo de Myriam près de l'ordinateur.
La fin de la matinée approchait, je suis retourné à la machine a café avec un euro cinquante. Cette fois c'était trois pièces de cinquante centimes. Je pourrais prendre davantage mais on me paye pas assez pour que je me permette des tournées générales. A huit heures, passe encore, les gens arrivent à peine, mais en fin de matinée il y a quelquefois des files d'attente devant la machine. Souvent des gens pour vous dire bonjour, ils adorent ça. Le jour où j'aurai une prime de serrage de mains peut-être que j'offrirai des cafés.
Il y avait du monde, comme prévu, et un peu d'attente en perspective. Ca m'a fait penser à Myriam qui avait peut-être eu des embouteillages ce matin. Faut toujours que je pense à autre chose. Du coup, naturellement, je participe assez peu aux conversations et je passe certainement pour un rustre, ou je ne sais quoi. Ca m'est égal. Quand est venu mon tour j'ai glissé les pièces dans la machine et j'ai choisi le café court instantané. Mon clope déjà allumé au coin du bec, j'allais pas m'attarder. Mais il s'est produit quelque chose d'inattendu.
Un jeune type m'a tendu la main, le genre bien sapé plein d'ambition, sûrement trop absorbé par son travail pour se rappeler qu'il avait déjà fait un tour dans mon bureau quelques heures avant. Mais c'est pas de le saluer deux fois le même jour qui m'a énervé, c'est que dans sa fougue il a pas pu s'empêcher de me bousculer et renverser mon café sur ma veste toute propre. Myriam l'avait repassée hier soir.
Il était confus mais pas vraiment l'air sincère. De toute façon je lui ai pas laissé le temps de réfléchir, je crois même que je n'ai pas réfléchi non plus. J'ai attrapé la main qu'il me tendait toujours et j'ai traîné le type jusqu'à la table, dans le petit coin, celle où on vient finaliser les comptes-rendus en y coupant les feuillets. C'était pas très difficile, le gars était du genre gringalet; et puis la surprise a joué en ma faveur. Le coupe-papier était grand ouvert, j'ai quand même eu le temps de lire un mélange de frayeur et d'étonnement dans ses yeux quand j'ai glissé son bras sous la lame, et puis ça a été plus fort que moi. Serrer des mains toute la journée, ça attaque peut-être. Les gens regardaient étonnés.
Maintenant ça pisse la sang, et bon dieu si j'avais su j'aurais fait ça beaucoup plus tôt. Pourtant l'excitation est retombée et moi avec. Accroupi dans une flaque qui ne m'appartient pas, à côté de ce type qui se tord de douleur, c'est à Myriam que je pense. Ca lui ferait sûrement de la peine si elle me voyait ainsi. Mais de toute façon ça doit faire bientôt dix ans qu'elle m'a quitté, dix ans que je me réveille tout seul le matin et que je laisse des messages absurdes sur les messageries de portable. Un jeune type qui passait par là, un peu comme celui qui me partage aujourd'hui les regards du monde, et bien sûr elle n'a pas résisté. On ne peut pas toujours faire avec la routine. Je ne lui en veux pas vraiment, peut-être qu'elle a pu avoir un enfant. De toute façon il ne faut jamais se demander ce qui s'est passé, aujourd'hui par exemple c'était plus fort que moi. Ca pisse le sang, et c'est toujours une main que j'aurai plus à serrer. Et bon dieu, quelle jouissance ! Ca pisse le sang, tout le monde regarde, surpris, effrayés, et si j'avais su je l'aurais fait plus tôt. Beaucoup plus tôt.