Les gens qui lisent méprisent ceux qui écrivent. Cette bizarrerie que j’essaierais de rendre compréhensible un peu plus loin ne devrait pas s’appeler de la sorte, me suggère avec force mon thésaurus ce sanctuaire de l’adéquate synonymie mais plutôt effronterie, bêtise ou bien, plus soft, tout simplement incohérence. Il est par ailleurs inutile de me demander de quel thésaurus je me suis servi pour vous livrer les précédentes et ô combien riches références. L’exemplaire en question est biologiquement unique et, sous sa forme initialement imaginée, pour ainsi dire, inexistant. Je suis bloqué dans un wagon de première classe à boire un coca-cola cinquante centilitres payé trois euros cinquante s’il vous plait.
Si ce qu’ils lisent est de la même veine que ces lignes, il y a peut-être un semblant de logique à ce qu’ils méprisent l’auteur qui leur procure une sensation de perte de temps alors qu’ils ne cherchaient qu’à l’occuper, me direz-vous avec l’hypocrite politesse de celui qui feint son incertitude alors il pointe ironiquement au seul endroit où ça fait mal. Et je ne vous donne pas tort. J’ajouterais même qu’à faire de si longues phrases l’auteur ne doit pas vraiment savoir où il va. Ce que vous pouvez vérifier, ou infirmer, en allant directement lire la dernière phrase. C’est fait ? Revenons-en donc à vous.
Vous tous, hommes et femmes à lunettes, liseurs classiques, fidèles, suiveurs de courants à la mode et à l’écharpe blanche, ivres à la lie de livres, gens de lettres, lecteurs niais, affamés de nos mots, goinfres de rentrées littéraires, friands d’œuvres alimentaires, vous les boulimiques de nouvelles, vous qui n’avez, en lieu de correspondance, qu’un tas de lettres-mortes, vous les lecteurs de journaux avariés, vous les mangeurs de vers, c’est à vous tous que je m’adresse alors ouvrez grandes vos oreilles, offrez-moi vos tympans et accrochez-vous fermement : je n’ai rien à vous dire. L’emphase, ici encore, n’est pas en phase avec l’idée, si c’était le cas ça se saurait, j’en attends une prochaine pour le paragraphe à venir.
Vous sur ma gauche, vous qui lisez un livre de Stephen King en anglais, vous pourriez, j’en suis sûr, en dire des tonnes sur cet auteur, louer ses envolées lyriques, son don du suspens, son talent et peut-être, pourquoi pas ? s’il se trouvait là, lui parler le temps qu’il faudrait pour vous lier à lui, au sens propre et mouillé, dans un mélange des langues plaisamment désiré. Mais quid de l’auteur méconnu qui se trouve juste à votre droite ? Il écrit, c’est un fait, mais vous en rendre compte, plus que vous rendre indifférente, vous remplit de mépris. Vous vous tournez donc un peu plus, avec ce mouvement honni de la tête, histoire de vous mettre ma personne à dos. J’écrirais tout ce que j’en pense, ne vous déplaise, chère inconnue.
La vérité, c’est que chez les auteurs seul le succès vous intéresse. Les auteurs à succès, s’entend. Les autres sont trop bêtes pour accepter qu’ils n’aient pas leur place parmi eux. Ils seraient comme des ânes participant à une course de chevaux tout en pensant battre des purs-sangs. Des ânes et des loosers. Qu’est-ce que vous feriez avec eux ? Lire, c’est votre passe-temps, trois heures de train c’est long mais écouter quelqu’un faire part de ses rêves sans espoir et puant l’enthousiasme post-adolescent peut produire des relents d’éternité. Ce n’est pas ce que vous cherchez.
Que l’écrivain écrive, que diable, et qu’il laisse la parole au comédien ! Je reprends ma lecture, ne m’interrompez plus, merci. De toute manière, tout ce que vous avez à nous dire doit se retrouver là dedans. Si ce n’est pas le cas, c’est que vous faîtes mal votre boulot et laissez-moi vous dire une chose : celui qui fait mal son boulot je ne vais pas le plaindre non plus. Si ça m’arrive à moi, un seul mot de mon chef et je suis au chômage. Faîtes donc ce qu’on vous demande et arrêtez de nous emmerder.
Et puis vous ne manquez pas d’air… Vous voudriez notre avis sur vos œuvres, vous voudriez savoir l’opinion qu’on a de vous mais vous vous mettez dans nos têtes, sans demander la permission, vous exprimez tout ce qu’on en pense, comme si vous étiez au courant, et vous vous plantez complètement, avec, pour nous charmer, un style plaisant ou un humour divertissant. Non, non, j’ai lu ce petit texte et puisque, pour une fois, un droit de réponse m’est accordé, je vais le dire comme je le pense : ce sont les écrivains qui méprisent leurs lecteurs.