Une fois chez Héliz (une sorte de duplex à mi-chemin entre le loft d’artiste et le campement hippie), le thé se prépare, la bouilloire siffle siffle siffle mais elles ne l'entendent pas, elles ont cédé à l'urgence de se faire l'amour. Elles heurtent les murs en se frayant un chemin vers le lit. Pas facile quand on a les lèvres soudées à celles d'une autre et les mains frénétiquement attirées par le corps d'une autre.
Dans la cuisine, après deux heures de hurlements frénétiques, la bouilloire explose…
- Je peux te photographier ?
- Quoi ? Là, comme ça ? Nue ?
- Oui, comme ça.
- Je suis pas sûre…
- Eh ! je te jure que je fais pas du tout dans le porno. Ce qui m’intéresse, c’est la couleur de ta peau. Avec cette…lumière, et ces draps, c’est magnifique.
- D’accord. Mais on va faire un deal. Tu peux faire toutes les photos que tu veux à conditions que moi, après, j’aie le droit de fouiller en bas dans tout ton attirail d’artiste.
- Ça marche. De toute façon, je n’ai rien à cacher et toi tu n’as pas à avoir peur de me cacher ton corps.
Héliz dévale les escaliers puis reparaît avec un appareil affublé de filtres de toutes les couleurs. Elle est étudiante aux Beaux-Arts. Elle fait traîner parce que tout ce qu’elle aime faire dans la vie, c’est prendre des photos floues d’objets inidentifiables et colorés. Et malheureusement, ça ne nourrit pas grand monde. Alors elle "étudie". Ann, elle, est prof de maths, d’histoire et de latin dans un collège de gosses de riches qui appartiennent à une secte inoffensive du genre "secte du savoir supérieur".
Au début, vous vous en doutez sûrement, ça lui a fait un peu bizarre, cette histoire de photos. Elle a bien connu des filles qui sortaient leurs cigarettes après l’amour, ou d’autres qui s’endormaient, d’autres encore qui devaient absolument sortir du lit. Que des grands classiques quoi. Mais aucune n’avait jamais dégainé un appareil photo.
- Ne bouge-pas, ne me regarde pas, reste comme tu es.
- Je…
- T’inquiète-pas. J’ai une idée bien précise en tête, tout ce qu’on verra, ce seront des courbes et des dégradés de lumière.
Elle change souvent de filtre et tourne autour du lit comme si elle se livrait à une danse rituelle, comme une marque d’adoration.
- Pas vulgaire non, juste très flou, très beau, évocateur et coloré.
Après cela, leur relation commence à prendre son rythme de croisière. Elles se découvrent, s’apprennent et apprivoisent leurs différences. Leurs moments ensemble sont des jeux très sérieux, des rêves. Chez Héliz, elles font sans cesse l’amour. Chez Ann, elles parlent et refont le monde.
Elles aiment à s’inventer des vies, comme elles se sont inventé des noms. Certains jours, Heliz est astronaute, mais une astronaute pas comme les autres, dont le métier est de construire un ascenseur vers le centre de la Terre pour qu’Ann puisse réaliser son rêve d’aller y mourir. D’autres jours, Ann est un chef renommé qui passe des journées entières à lever des filets de saumon cru et à confectionner des sushi et des sashimi pour satisfaire les fringales d’Héliz.
Et leur quotidien se construit, pierre après pierre.
Glissé au détour d’une conversation, un matin, entre le bol de café et le moment salle de bain :
- Fais en sorte d’être libre dimanche. De n’avoir plus aucune copie à corriger ni rien d’autre ni…ni aucun cours à préparer.
- Pourquoi ?
- Parce que ?
- Surprise ?
- Oui, surprise.
- Et ça va me plaire ?
- Je pense que oui.
- D’accord, je pense que je peux m’arranger.
- Tu vas t’arranger.
- Hum hum.
Et le dimanche venu…
- Ta-dah !
- Oh my god !
Une heure plus tard, blousons, gants et casques enfilés, elle filent cheveux au vent vers la mer. Il fait un peu froid, en cette fin d’hiver. La plage, immense, est presque déserte. Elles marchent dans le sable.
- J’ai très envie de m’allonger.
- Là ?
- Oui.
- On va choper la mort.
- Tant pis.
- Non, ce serait bête, pas aujourd’hui. Viens, j’ai repéré un truc ouvert.
Dans l’échoppe de bord de mer, elles choisissent une atroce (dauphins bleu argenté naissant d’une mer turquoise et s’envolant dans un ciel en camaïeu de jaune, orange, rouge – kitschissime !) mais immense serviette de plage. Dehors, Ann dévore des yeux la cartes d’une crêperie. Puis elles retournent sur la plage étrenner leur nouveau joujou en éponge.
- Waw ! C’est fou ce que la mer fait comme bruit.
- Oui, surtout quand il n’y a pas de hordes de touristes à poil et de gamins qui piaillent pour gâcher le spectacle.
- Et c’est beau. C’est puissant.
- Bis.
- Je n’aime pas la mer bleue.
- Moi non plus.
- Je l’aime grise.
- Agitée.
- Sombre.
- Dangereuse.
- Quand on peut s’y noyer.
- Jure-moi que jamais nous n’irons dans les îles ou dans un de ces endroits "de rêve".
- Je te le jure. Sans regrets.
- Sans regrets !
Héliz sort de sa poche un long fil de cuir et un couteau suisse. Elle coupe le fil en son milieu.
- Assied-toi, donne-moi ta main.
Elle noue solidement un des fils autour du poignet d’Ann puis tend le sien pour que celle-ci fasse de même.
Après de longues minutes de silence :
- J’ai vraiment très froid. On va manger une crêpe ?
- Et un chocolat chaud.
Elles entrent dans la crêperie comme dans une machine à remonter le temps : les murs en torchis, les meubles de bois brut.
- J’ai longtemps hésité avant de te montrer ma moto. Tu traînes toujours ton vélo partout, alors je croyais que tu étais contre tous les trucs qui polluent.
- Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
- Une de tes remarques quand on a vu Ensemble c’est tout, avec la moto de Guillaume Canet. J’ai bien vu que ça te plaisait, la vitesse.
- Mais…comment une étudiante peut se payer un engin comme celui-là ?
- C’est une histoire de fou. Il y a quoi…six ans, j’ai trouvé un jeu à gratter tout neuf sur un banc. Je l’ai gratté, juste par acquis de conscience. Il y avait cinquante mille euros. J’étais jeune et j’avais envie de prendre l’air, alors je me suis payé le permis et la moto.
Ann se brûle les lèvres à son chocolat brûlant et prend son inspiration.
- Je peux te demander un service ?
- Tout ce que tu veux.
- Je peux venir chez toi cette semaine ? Je veux pas être seule chez moi en rentrant le soir.
- Bien sûr.
- Merci.
- J’adore quand tu portes ta robe noire…
Allez, laissons-les à présent. Le reste de la journée n’est pas très intéressant, le principal a été fait et dit. Nous les retrouverons un peu plus tard, lorsque les inévitables rebondissements de la vie se produiront.
Ah non, excusez-moi, je dois encore vous rapporter ces quelques minutes étranges qu’elles ont vécues, le soir après la balade en moto. Héliz, ravie qu’Ann s’installe chez elle, cuisine et ouvre une bouteille de vin. Sur une des assiettes, elle a posé un double de ses clefs.
- Merci, t’es sûre que ça t’embête pas ?
- Bien sûr que non. Ça me fait plaisir, vraiment très, très plaisir.
- T’en as pas besoin ?
- Je te dis que non, m’agace pas. Elles sont à toi ma belle amour.
Ann noue ses bras autour du cou d’Héliz, se presse contre elle et l’embrasse.
- Merci. Si tu savais…j’ai tellement be…
Mais Ann s’arrête, une expression étrange et douloureuse sur le visage. Elle se détache d’Héliz, détourne le regard.
- Je te les rends la semaine prochaine.
- Non, tu n’as pas compris, elles sont pour toi. A partir de maintenant tu peux venir ici quand tu veux. C’est chez toi autant que chez moi.
- Je te dis que je te les rendrai la semaine prochaine. Un point c’est tout.
- Mais…
- Discute-pas.
Et oui…
PS : Pour Coco : Le "Merci Bonne Maman" de l'acte 1, je l'ai écrit pour la seule et très mauvaise (je l'avoue) raison que je mangeais des sablés au chcolat Bonne Maman lorsque j'ai écrit ça... J'en suis pas très fière !!!