Les vieilles coques
Des rognures, des squelettes, des carcasses éventrées.
Elles iraient encore au gré des marées et des courants, les épaves, tels des chiens maigres errants, si les marins ne les avaient clouées de béton sur la grève de la Petite Mer de Gâvres.
Chaque membrure érodée, chaque boulon désormais fleuri de rouille chante encore le travail des charpentiers de marine, plombés eux aussi, sous terre. Un travail sur épure et gabarit : l'ossature d'un bateau,comme celle d'une cage thoracique, est un assemblage de pièces toutes différentes, aux angles, aux longueurs et aux courbures jamais égales. Après le corps humain, sans doute le modèle le plus difficile à dessiner.
Quelques tâches de peinture révèlent les toilettages successifs et parfois, sur une proue encore dressée en oblique, se lit une identité. Deux lettres pour le port d'attache et quelques chiffres d'inscription au registre de la marine. Une trace qui permet de fouiller dans la mémoire écrite de la mer.
A-t-il coulé sur un caprice de Neptune ou a-t-il été échoué ici, remplacé par une coque de métal et des chaluts arrière ? Il aurait peut-être suffi d'un coup de vent pour entendre murmurer l'histoire de ce sinagot ou de ce chalutier. Ou le clapotis du flot de la marée montante aurait pu livrer des bribes en embrassant les vieux bois ridés.
En basse mer et au grand beau, seuls, les reliefs, les textures, les ombres et les algues n'en disent pas long dans leur sieste.
Plus un battement de cœur, ni un claquement de voile, ni un ordre du commandant et son écho chez le marin...Il reste aux pêcheurs à pied un gazon abondant recouvrant des trésors pour leur gourmandise et aux photographes de passage l'arme à l'oeil des couleurs, des stries, des traces, des cordes effilochées, des courbes, des croisements mêlés aux galets et à la vase, matières à extrapoler des abstractions.