Carla, les pieds nus.

Carla, les pieds nus.


Six heures du matin. Carla vient de s’assoir sur son banc préféré, celui qui fait face au lac, là où elle peut admirer l’aurore et ainsi se réconcilier avec le ciel.
Carla est une jeune fille plutôt maigre. A 22 ans, elle a l’anatomie d’une adolescente pré-pubère, comme si son corps refusait la femme qui est en elle. Les pommettes saillantes, le nez aquilin, le regard de braise et malgré tout, son visage reflète la douceur, entouré par ses mèches rebelles qui viennent caresser ses joues. Carla a le regard perçant et franc, mais qui saura s’y attarder y découvrira comme une tristesse enfouie, une faiblesse qui la rend attachante et donne envie de la prendre dans les bras. Tout du moins, qui donnerait envie de la prendre dans les bras, si elle n’était pas si farouche.
La jeune fille vient presque tous les jours s’assoir sur ce banc, avant d’aller au travail. Elle aime cet instant d’isolement et de calme qui lui permet de poser ses pensées, avant que les joggeurs ne viennent perturber la nature, avant que la ville ne s’excite et que les gens ne se pressent dans les transports. Elle apprécie aussi de sentir la fraicheur du matin. Elle respire fort et en gonfle ses poumons afin de se donner du courage pour la journée. Carla adore le moment où le soleil encore caché colore déjà l’horizon sur l’autre rive du lac. Puis les premiers rayons percent les arbres pour venir se perdre dans les profondeurs des eaux glacées. Parfois l’aurore est flamboyante, le ciel arbore les orangés comme pour dire aux ténèbres qu’ils sont plus forts qu’elles. Mais Carla préfère les aurores pastellées, celles qui déclinent les roses et les bleus pâles, où les nuages semblent s’étirer en filaments sucrés tel un ciel de barbe à papa si doux au regard et en bouche.
Aujourd’hui, Carla est arrivée plus tôt que de coutume sur son banc. Les yeux creusés, le regard sombre, la nuit semble avoir été courte. Le regard levé vers l’horizon, elle soupire. Comment trouver dans la pénombre encore dense les réponses à ses questions ? Elle a beau fouiller l’obscurité des yeux, il est trop tôt et elle ne sait pas encore quelles couleurs domineront la nuit.
Carla passe la main sur son ventre en grimaçant. Encore cette douleur lancinante qui lui avait tenaillé les entrailles toute la nuit. Est-ce que ça ne cessera donc jamais !
Elle repense à quand elle était petite. Parfois son ventre la faisait souffrir. Alors son père venait le lui masser. Il relevait le tee-shirt de sa fille et commençait à frotter en tournant sa main à même la peau de la fillette, dans le sens des aiguilles d’une montre. Carla adorait ce moment. Son père avait la main rêche d’un ouvrier en mécanique industrielle. A force de frotter et frotter son ventre, elle sentait sa peau se lisser sous la main en pierre ponce. Du haut de ses 4 ans, elle en éprouvait du plaisir et dans un grand sourire complice, disait à son père «Je t’aime, papa ! ».
La jeune fille frémit. Elle releva son col. Elle gémit un moment. Chaque fois qu’elle pensait à son père, la douleur la prenait. Il était mort le jour de ses 12 ans. Ca faisait 10 ans maintenant, mais la douleur ne s’estompait pas. C’était comme un couteau que l’on tournait dans ses entrailles, qui labourait son antre et déchirait ses chaires. Elle aurait fait n’importe quoi pour faire taire cette souffrance !
Le soir où son père était mort, il était venu l’embrasser dans son lit comme il le faisait souvent. C’était un père très attentionné et plein d’affection pour sa fille. Quant elle était petite, il lui lisait souvent des histoires avant qu’elle ne s’endorme. Puis, l’enfant grandissant, il venait juste lui faire son câlin du soir, quand il ne rentrait pas trop tard du travail. Un soir, il lui dit « tu te souviens comme je te massais le ventre quand tu étais petite ? Veux-tu que je te le masse encore ? » Et comme il commençait à lui frotter le ventre, Carla avait tressailli. « Tu trembles ma fille, tu as froid ! Attends, papa va te réchauffer » et il couvrit Carla de son torse afin de lui communiquer la chaleur de son corps. Après ce soir là, il revint souvent la voir avant qu’elle ne s’endorme et bien des fois, en repartant, il la regardait une dernière fois par l’embrasure de la porte et dans une voix où perlait l’émotion, il lui disait « Papa t’aime très fort, tu sais, Carla ? Papa t’aime très fort !»
Carla se tordit un instant sur elle-même. La douleur la plia en deux. Une petite lueur commençait à trembler sur la surface de l’eau, comme la flamme d’une bougie tout juste allumée.
Carla avait 12 ans ce soir là ! Sa mère lui avait fait une énorme charlotte aux fraises, son gâteau préféré, et l’avait décoré de 12 bougies roses. Son père n’était pas encore rentré du travail et comme il allait renter très tard, elles avaient décidé ensemble qu’elle n’ouvrirait son cadeau que le lendemain, en famille. Son père ne lui manquait pas, mais elle aimait faire plaisir à sa mère. Carla avait mangé deux parts de gâteau ! Elle le savourait jusqu’à la dernière miette et se léchait les doigts pour ne rien gâcher. Elle embrassa sa mère très fort et s’endormit avec l’image des flammes des bougies qui dansaient devant ses yeux, le sourire aux lèvres. Elle et sa mère en tête à tête, ça avait été un bel anniversaire.
Elle dormait depuis deux heures environ quand elle perçu une voix feutrée qui lui disait « Bon anniversaire, ma chérie, bon anniversaire. » Son père relevait déjà sa chemise de nuit et commençait à lui caresser le ventre. Carla se mit à trembler, comme toujours « Non, papa, non !!! » « Chuuut, papa t’aime tant, ma puce » lui répondit-il en la couvrant de son corps, « papa t’aime fo… » A ce moment, son poids se fit plus pesant sur la fillette, l’écrasant lourdement. Elle le repoussa de toutes ses forces et il tomba lourdement au sol. Il était allongé sur le dos, le visage figé, la bouche grande ouverte dans un rictus. Il tenait son bras gauche en poussant des « Ha ! Ha ! » sourds. Carla n’a pas bougé, elle l’a regardé ainsi pendant quelques minutes dans la pénombre de la pièce, silencieuse. Une larme roulait sur sa joue. Quand son père n’a plus émis aucun son et n’a plus bougé, elle a allumé la lumière et appelé sa mère en criant…
Ca faisait 10 ans, mais la douleur était toujours aussi forte pour Carla. Jamais elle n’avait pu effacer le mal en elle. Pas plus qu’elle n’arrivait à laver les souvenirs…
Ce matin là, Carla a relevé les yeux vers le ciel. Celui-ci commençait à se colorer de bleu ciel et de rose bonbon. Quelques nuages éparpillés dessinaient des formes sur le fond pastel.
Carla crut y deviner un visage, une barbe, des gros sourcils… Carla avait le visage en larmes et pourtant, elle sourit. Elle prit une grande inspiration. La fraicheur de l’air, les couleurs douces…, elle sut que ce jour allait être une belle journée. Elle se sentit enfin confiante et sure d’elle. Par des gestes lents, elle enleva ses chaussures qu’elle posa doucement sur le banc. Sa décision était prise ! En se redressant, elle regarda le ciel encore une fois. « Il faut qu’on parle, papa ! » dit-elle tout haut.
Et elle entra dans les eaux glacées.

Magnifique, nighty...
Ce que tu racontes est bien sûr au delà de la critique, mais je trouve ton texte bien fait, bien écrit, avec une chute intéressante.
J'aime beaucoup ta prose.

Merci Constance. C'est une première pour moi ! Je suis prise d'une nouvelle lubie : imaginer la vie des bancs. Alors partout où je vais je les photographie. Et après, parfois, me viennent des histoires dans la tête. J'ai décidé de les mettre sur papier, mais ça n'est pas si facile que ça !

Connais-tu des sites où l'on peut apprendre ce genre de chose ? J'ai du mal avec la concordances des temps, avec les dialogues, à épurer d'un côté, à détailler de l'autre, etc ... J'aimerais bien que quelqu'un me guide !

Je ne suis pas sûr qu'on puisse apprendre ce genre de choses sur des sites. Il faut lire, lire, et se relire lorsqu'on écrit. À la limite participer à des ateliers d'écriture. Tes principales fautes ne sont pas graves (sauf de conjugaison, comme "elle su[t] que ce jour..." ), mais en effet tout a besoin d'être épuré. Trop de détails peuvent vite encombrer un récit qui n'en a pas besoin, surtout dans le cadre d'un texte court. Ici ta prose est alourdie et ressemble plus à un extrait de roman, alors que les descriptions et l'approfondissement psychologique ne sont pas l'essentiel dans une nouvelle.
Bon, je t'accorde que cela se discute, bien sûr.
Sur le fond, ce récit est fort, vu le souvenir qui hante la jeune fille, mais aussi grâce à la chute.
Cependant l'idée a été exploitée énormément dans la littérature, et il est difficile à présent d'être original sur ce sujet. Donc parfois, c'est dans le style qu'on doit se démarquer.

Merci Filo d'être passé. Demandant des conseils, je me doutais bien que tu t'arrêterais par là

Je suis surprise que tu veuilles épurer ce texte-ci car, dans mon idée, la nature et les sentiments de la jeune fille sont très liés. Peut-être est-ce plus sur la partie souvenirs que tu voudrais que j'intervienne ?

Je reconnais que les thèmes que j'ai choisi jusque là son très courants, mais c'est un début. Je crois que je passe toujours par là pour me rassurer, plus tard, peut-être je me lâcherai !

Je fais partie d'un atelier d'écriture, mais chacun y lit son texte et nous n'avons que peu de retours à part les impressions reçues et pour le moment, aucun conseil ...
Oups ... merci pour "sut" !

Bonne idée que ce banc comme fil conducteur. J'ai trouvé la relation père-fille prévisible, mais la chute, je ne m'y attendais pas ! et c'est la chute justement qui apporte tout l'intérêt à la nouvelle.
Ecris, garde tes textes... relis les de temps en temps et tout s'éclaircira petit à petit.

Je suis d'accord avec Filo, même après l'avoir relu au moins trois fois. Ce texte est par trop descriptif. Il a besoin d'être épuré, d'aller à l'essentiel. Cette impression vient peut être de tes phrases assez longues finalement.
Cela ne donne pas toujours de la fluidité dans la lecture...

Il a aussi besoin d'être aéré dans sa présentation.

Effectivement le thème majeur est le rapport père-fille assez particulier. La fin en est d'ailleurs intéressante. Alors peut-être faut-t-il ramené ce texte aux seuls sentiments de Carla; oser le Elle.

Quoiqu'il en soit pour une première c'est déjà pas mal

OK, Merci Garance et Phili.

C'est effectivement souvent ainsi que je procède Garance. Je reviens sur mes écrits bien longtemps après, quand je suis moins liée aux mots utilisés. A ce moment, j'arrive mieux à me corriger.

Phili, je sais que je fais parfois des phrases un peu à rallonge, avec plusieurs virgules, mais c'est mon style. Quoi que j'écrive, je fais ainsi. Mais je reviendrai sur ce point.
Quant à la présentation plus aérée, tu parles de la présentation à l'écran ? Ca, c'est le copier/coller de ce site qui fait ça. Mon texte n'est pas comme ça sur Word et j'ai eu la flemme de refaire tous les paragraphes, par manque de temps aussi à ce moment là.

Merci de vos lectures !

Peut être ce texte mériterait-il d'être retravaillé, peut être y a-t-il quelques redites, mais l'ensemble m'a fait très bonne impression.
Sans doute parce que je lis parfois de la littérature classique du 19e, et que j'ai l'habitude des phrases à rallonge
Je ne trouve pas que ce soit absolument condamnable. Même si dans la poésie, j'apprécie le très épuré.
J'ai comme les autres particulièrement aimé la chute de l'histoire, c'est important la conclusion...
L'idée de raconter des histoires tournant autour des bancs est excellente. Ca mérite de creuser l'affaire.

Merci Constance pour tes encouragements

Très beau texte qui se lit facilement, un petit suspens, rapport aux caresses du père.... Mais sans violence inutile.
J'ai bien aimé cet ensemble harmonieux.

Il y quelques années, j'avais écrit une scènette de théâtre dont l'action se passe autour d'un banc. Rencontre entre un homme et une femme. Je l'avais appelé "Autour d'un banc"...

Merci Cath. J'aimerais bien lire ta rencontre "autour d'un banc" !

Pas de problème, tu vas voir ici :

https://cercle.forumperso.com/t1560-autour-d-un-banc

Tu me diras......