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Doris, 11 ans
Cher journal, j’ai appris aujourd’hui que Nana la Fée est morte hier.
Je ne l’ai pas dit à Karen, parce qu’elle est trop petite, et qu’elle ne comprend pas tout à fait ce qu’est la mort. Et même si elle le comprenait, elle ne pourrait pas accepter qu’une fée puisse mourir. D’ailleurs moi non plus. Cet après-midi, j’étais incapable d’écouter quoi que ce soit du cours de Monsieur Broussin, et de toutes façons les conquêtes romaines m’ennuient, même les jours où les fées ne meurent pas.
Heureusement, Monsieur Broussin est gentil ; il m’a demandé si quelque chose n’allait pas, et je lui ai dit la vérité : que je venais d’apprendre la mort de la jeune fille qui nous a gardées Karen et moi pendant toute l’année dernière, quand Maman faisait son deuxième travail, et que j’étais tellement triste que je ne pouvais pas suivre le cours. Il m’a envoyée chez Madame Lapeyre, l’infirmière, qui avait tout son temps, et avec elle j’ai parlé de Nana la Fée.
Son vrai nom, c’était Ana, mais Karen disait Nana. Elle venait de Serbie, le pays de la guerre. J’avais entendu Maman dire un jour à Papa qu’elle lui avait confié avoir presque honte d’être Serbe, parce que les Serbes sont connus comme des méchants à cause de la guerre, et qu’elle préférait dire qu’elle était de Yougoslavie.
Au début, je lui posais plein de questions sur son pays, ses parents et son enfance, mais parfois, elle pleurait. Elle m’a appris des chansons magiques sans paroles qui font du bien. Elle était tellement douce, gentille et toujours souriante que je lui avais demandé un jour si elle était une fée, et elle avait souri sans répondre. J’avais ajouté que s’il y avait des fées parmi nous, elles étaient sûrement aussi gentilles et aussi belles qu’elle, pas moins ; et elles ne le disaient à personne, évidemment. Nana avait répondu que si elles ne devaient le dire à personne et qu’elle en était une, alors elle ne devait pas me le dire. Ce que j’avais trouvé logique.
Hier, elle est tombée du haut d’un immeuble, et elle est morte. C’est Anthony qui me l’a dit quand sa mère nous conduisait au collège, à une heure et demie. Sa mère a dit que c’était vrai, et elle l’a grondé pour la façon dont il me l’a annoncé.
Quand je lui ai dit que ce n’était pas possible parce qu’elle était une fée, il s’est moqué de moi, et sa mère a souri.
Lui, tout ce qui l’intéresse, c’est de faire le beau et d’être mon amoureux, mais je lui ai dit que les garçons ne m’intéressent pas parce que je suis trop jeune. Il a un an de plus que moi, et il double sa sixième.
Ce soir, j’ai dessiné des ailes à Ana sur sa photo. Je sais qu’elle viendra me voir dans mes rêves.
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Rosine, propriétaire & concierge
Mademoiselle Brukovic était adorable. Très bien élevée, très ponctuelle dans le règlement de ses loyers, et très travailleuse aussi, pour une étrangère. Je ne sais pas ce qu’elle faisait de sa vie privée, mais je ne l’ai jamais vue faire monter un garçon dans mon studio. Vous savez, je crois qu’elle avait autre chose à penser, avec ses soucis de carte de séjour et tout ce qui se passe dans son pays de l’Est, là bas.
Mon dieu, j’ai connu ça moi aussi pendant la guerre. C’était autre chose! J’étais jeune, mais je me souviens bien de toutes ces horreurs. Notre immeuble d’Arras a été entièrement détruit, et nous avons dû nous installer à notre maison de campagne de Rodez.
La jeune fille ? Que voulez-vous que je vous dise de plus, c’est terrible, ce qui est arrivé. Nous n’avons jamais eu ce genre de problème ici. C’est un quartier calme, mes locataires sont des gens honnêtes - sinon je le sens tout de suite - et rien ne laissait supposer un tel drame...
Elle a laissé une lettre avant de sauter. Mais c’est écrit dans sa langue, vous savez, alors je n’ai rien pu comprendre. Pourtant, il me semble qu’étant installée en France et sachant que ce sont des Français qui allaient la découvrir, elle aurait pu écrire en français, tout de même. Surtout qu’elle parle très bien le français. Enfin, bien sûr dans ces moments là, on ne réfléchit peut-être pas à ce genre de problème.
En plus, faire ça toute nue, franchement ça m’étonne d’elle. Elle avait l’air si réservé, si pudique. Je suis surprise qu’elle n’ait pas pensé aux gens qui la retrouveraient. Sans parler des enfants qui auraient pu passer par là!
A sa place, j’aurais pris des cachets, du poison, enfin quelque chose de propre, si vous voyez ce que je veux dire.
Mais moi on ne m’enlèvera pas de l’idée que sa mort est louche. Elle souriait tout le temps, elle paraissait heureuse, elle m’a même demandé la semaine dernière si elle pouvait avoir un chat chez elle ; on ne pose pas ce genre de question avant de se donner la mort, il me semble. Bien sûr que j’étais d’accord, moi aussi j’aime les animaux: j’ai un caniche et deux inséparables.
Et toutes ces fleurs et ces plantes! elle a transformé le studio en vraie jungle, remarquez moi ça ne me dérange pas, mais c’est pour vous dire qu’elle aimait la vie, et elle n’avait pas l’air de quelqu’un qui va se suicider. C’est peut-être un crime parfait, vous savez ? Parce que sa porte était bel et bien fermée à clef, mais moi je dis qu’une enquête à la Columbo ne serait pas superflue.
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Yann, metteur en scène
Ana, c’était une perle! Jamais je ne retrouverai une comédienne et une amie comme elle. Je suis encore sous le choc, et j’ai du mal à exprimer ce qu’elle représentait pour moi, ainsi que pour toute l’équipe. D’ailleurs, nous devons tous nous réunir, et certains pensent qu’il faudrait laisser tomber cette pièce et en monter une autre. Car tout tourne autour du personnage de Morgane, et je ne vois personne d’autre qu’Ana dans ce rôle.
Elle était un peu à l’initiative de l’adaptation des Dames d’Avalon, elle était l’âme porteuse de ce projet autant que moi, et ce serait, il me semble, la trahir quelque part que de la remplacer.
Nous n’étions pas ensemble, non. Comme tous les autres, j’étais un peu amoureux d’elle, mais elle semblait inaccessible. Elle ne m’a jamais parlé d’un éventuel petit ami, elle restait très secrète sur le sujet. Mystérieuse, même. Elle avait de nombreux points communs avec le personnage de Morgane, que nous avons pris le parti de positiver. En effet, certains voient Morgane comme une sorcière calculatrice et malfaisante, alors que nous avons développé le point de vue de M.Z. Bradley qui la représentait sous un jour plus sensible et plus humain.
Sensible, Ana l’était excessivement. Mais je n’arrive pas à croire qu’elle ait pu se suicider. A part le drame qui se joue depuis des années dans les Balkans, rien n’altérait son sourire et sa joie de vivre. Elle adorait les enfants, et en gardait régulièrement pour payer son loyer.
Elle dégageait quelque chose de pur, une sorte de sagesse un peu mystique, et son charme ingénu séduisait tous ceux qui l’approchaient. Elle était un ange.
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Joachim, clochard
J’étais là, lorsqu’elle est tombée. A soixante-dix piges, j’en ai vu des horreurs, c’est moi qui vous le dis, mais ça, c’est la pire. Un beau brin de fille comme elle, si gentille, si habitée... Sa mort me hantera jusqu’à la fin de ma vie.
Elle était la seule, vous m’entendez, la seule qui me donnait toujours quelque chose à chacun de ses passages. Et comme elle habitait là, à cinquante mètres de ma place, elle passait pour ainsi dire tous les jours. Et toujours avec un sourire et un mot gentil et profond, pas des banalités sur le temps qu’il fait ou des conneries...
Par exemple, un jour, elle est arrivé à ma hauteur, auréolée de sa superbe chevelure, de sa beauté et de sa joie de vivre, comme d’habitude, et elle m’a dit en me tendant sa pièce “Alors, Joachim, quand vous déciderez-vous à faire vraiment profiter les autres de la lumière qui est en vous ?”
‘Scusez, voilà que je pleure maintenant. Mais voyez-vous, cette fille avait en elle quelque chose de divin, quelque chose de supérieur, la grâce.
Ce jour maudit où elle est tombée de là-haut sur le toit de cette bagnole, quelque chose de plus grand qu’elle est mort ici. De ma place, j’ai pas vu la chute, je regardais ailleurs et elle a même pas crié, il aurait fallu que je regarde en l’air par hasard à ce moment. Mais lorsque le bruit - énorme - du corps qui a explosé la voiture a retenti, j’ai senti que c’était d’elle qu’il s’agissait. Je ne pourrais pas l’expliquer, mais c’est la vérité.
Lorsque je me suis approché comme tout le monde, j’avais l’intuition de ce que j’allais voir. Mais je ne m’attendais pas à la voir si belle. Car son corps n’était pas désarticulé, ni déformé. Elle était nue, face au ciel, les bras écartés en croix, d’une beauté à couper le souffle, posée là dans son écrin de tôle, comme une vision issue d’un fantasme morbide. J’avais l’impression désagréable d’enfreindre quelque chose en la regardant, et surtout, je trouvai tout à coup insupportable que les gens de la rue, les badauds avides de sensationnel, les voyeurs lubriques, la foule tout simplement qui ne la connaissait même pas, puisse avoir l’occasion de détailler sa nudité, sa peau blanche, ses seins parfaits et son pubis roux discret. C’est pour cette raison que j’ai crié et que je les ai insultés. Faut pas m’en vouloir, j’étais bouleversé. Pour cette fille, j’aurais pu faire n’importe quoi. J’ignorais son nom mais je l’aimais, pas comme on aime sa femme ou sa maîtresse, mais comme une sainte.
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Paul, officier de police
Nous avons reçu à 13h15 ce mardi l’appel par le 17 de Monsieur Mercier Patrice, commerçant, qui nous a signalé la chute d’une femme sur son véhicule de marque Citroën LN stationné en face de son magasin. Ce monsieur avait l’air très choqué, car il venait à peine de quitter le susdit véhicule, de plus, il connaissait la victime qui habitait au dessus de son commerce.
Mon équipe et moi nous sommes aussitôt rendus sur les lieux, au 3 rue de la République, et avons constaté le décès d’une jeune femme de race blanche âgée de 20 à 25 ans, suite à une chute de 30 mètres. Nous avons dû disperser la foule de curieux qui entravait nos investigations, ainsi qu’un clochard qui prenait les gens à partie.
Les pompiers, arrivés 5 minutes plus tard, ont été autorisés par nous à emmener le corps à l’hôpital, aussitôt le constat rédigé par le docteur Vallois, médecin de garde.
La concierge nous a permis d’inspecter le logement de la victime situé au dernier étage de l’immeuble. La porte était verrouillée de l’intérieur et une lettre était posée en évidence sur la table. Le texte en sera traduit dès que possible car il est rédigé en serbo-croate. La victime, Ana Brukovic, est en effet Serbe, célibataire et vivant seule depuis 2 ans au 5 rue de la République, étudiante en Arts du Spectacle et nourrice occasionnelle. Sa carte de séjour est en règle.
Cette carte, son passeport serbe et une copie de la lettre sont joints en annexe.
Conclusion du rapport: suicide.
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Maud, étudiante et comédienne
Ana était mon amie. Elle était l’amie de tous ceux qui l’approchaient, mais nous avons souvent partagé des moments intenses et privilégiés, à discuter et à travailler sur la pièce.
Elle était assurément habitée par une force spirituelle supérieure. Elle était dotée d’une connaissance innée de l’âme humaine et d’une assurance, d’une confiance désarmante, bref d’une foi éclairée vis à vis du Bien. Elle me semblait investie d’une sorte de mission, comme un ange envoyé sur terre. Elle avait toujours réponse à tout, comme certains prêcheurs, sauf qu’elle ne se réclamait d’aucune religion. Sa capacité à dispenser de l’amour, à provoquer le bien, ou tout simplement à remonter le moral à quelqu’un, forçait le respect. Elle était la plus jeune de la troupe, pourtant c’était toujours elle qu’on écoutait, même Yann.
Chaque fois que j’ai abordé avec Ana le sujet du sexe et des garçons, je me heurtais à un mur. Je crois qu’elle était vierge et qu’elle comptait le rester. Je n’en suis pas sûre, je ne fais que le supposer, mais tout me porte à croire qu’elle suivait une sorte d’ascèse personnelle. Lorsqu’il était évident que tous les garçons de la troupe craquaient sur elle (comme tous ceux qu’elle rencontrait, je pense), surtout Yann et Gaëtan, je sentais bien qu’Ana en était consciente, mais elle semblait plutôt le déplorer. Elle repoussait gentiment leurs avances en faisant mine d’être flattée.
Ana avait aussi une relation privilégiée avec les animaux. Lorsqu’elle en voyait enfermés, elle en souffrait réellement, comme si un membre de sa famille était en prison. Je l’ai vue pleurer devant la cage des singes d’une ménagerie de passage. Elle échangeait avec eux des regards si complices que je n’ai pu que lui poser la question. Communiquait-elle vraiment avec les animaux ? Comprenait-elle leur langage ? Ses réponses étaient souvent encore plus mystérieuses que son attitude ; par exemple: “Chaque animal est comme chaque humain une partie unique de l’Univers ; mais les animaux, comme les enfants, comme les plantes, ont la chance d’être moins pervertis par la raison. Ecoute ton cœur plutôt que ta raison, et tu les comprendras”.