Marche funèbre sous un ciel détrempé

Marche funèbre sous un ciel détrempé


Il se détacha du mur sur lequel il s’était appuyé, jeta un regard vers le ciel et quitta le vieux porche. La pluie n’avait pas encore cessé, mais il ne pouvait plus rester là, dans l’attente, à trembler de tous ses membres pendant que ses jambes se dérobaient. Il sentit la fulgurance des crampes au creux de son ventre. Il serra les dents. Il fallait qu’il avance. Il fallait qu’il sache. Il fallait.
D’un pas lourd, épuisé par tout ce temps voûté comme une menace par-dessous le ciel ravagé, il disparut au bout de la rue, avalé par la nuit détrempée.

Non loin du cabaret, à quelques mètres à peine, dans la gadoue des détritus engorgés d’eau, émergeant à peine de l’amoncellement des ordures, salement incongrus, les doigts inertes d’une main d’enfant. A peine recroquevillés, figés dans leur mort précoce, ils plombaient l’envol de la vie dans la mocheté du monde.

Il marchait. Dégoulinant de sueurs froides mêlées à l’eau glaciale qui dégringolait l’impatience du ciel, cœur fou, halluciné. Il marchait comme un automate, et chaque pas l’emportait un peu plus loin, un peu plus loin, l’enfonçait au cœur de la ville cauchemar.

La lumière orangée du cabaret filtrait sa discrétion sur le trottoir luisant. Il entendit un blues lancinant, plein, grave, profond. Désespérance des amours impossibles. Un flash. Elle et lui tout à l’heure encore. Quand tout était normal. Il y avait un siècle… Il sentit son cœur se broyer à la clameur d’un olé perçant son dégoût. Une ambiance indécente. Il sentit la nausée le reprendre. Un pied devant l’autre, ne pas s’arrêter. Encore quelques mètres. Il fallait.

Quelque part sans doute, un cantique dédié à l’enfance fauchée soufflait déjà ses mots d’amour en gerbes de lys et de roses blanches.

Il enfonça ses mains dans les poches de son blouson. Ses doigts rencontrèrent le petit rectangle de papier devenu rugueux à force de le triturer. Il en connaissait le message par cœur. Il s’arrêta, chancelant, et s’adossa contre le mur qui longeait le trottoir inégal. Souffle coupé, il sortit ses poings serrés de ses poches. Dans l’une d’elles, le papier. Il desserra les doigts. Il savait que c’était la dernière fois. Dans sa paume, tranchant, le petit rectangle blanc et les quelques mots griffonnés. Il les fixait d’un regard exorbité, laissant le message s’imbiber de la pluie, comme un buvard. L’encre se dilua, déborda et se perdit en minces filets entre ses doigts.

Il se détacha du mur, vacillant, le cœur au bord des lèvres. Trois pas.

La coquille d’un œuf craqua sous ses chaussures. Un journal en petits morceaux dégueulait ses colonnes illisibles. Des bouts de carcasse d’un poulet. Des épluchures. Un amoncellement indescriptible. Et d’un carton avachi, les doigts de la main d’un enfant émergeaient, inertes, dans la pâleur de leur mort prématurée…

Au loin, on entendit le cri strident d’une sirène. Les flics arriveraient trop tard.

Il vomit ses tripes, là, et pendant que son cœur se vidait, il entendit le murmure d’un long serpentin funéraire fait de mots d’amour à destination perdue.


Romane