Et Petit Pierre s’en retourna sautillant sur les pavés gris de sa rue grise avec dans la tête les dernières paroles prononcées par son ami : « Le printemps va bientôt arriver !… Le printemps va bientôt arriver… » C’est à ce moment précis qu’il aperçut à l’endroit même où il venait de poser son pied : un pavé ! Oui, mais un pavé qui n’était pas gris ! Non, pas gris du tout ! C’était un pavé bleu ! Un pavé bleu aussi bleu, il en était sûr, que le bleu du ciel les jours de grand vent quand les vagues de la mer cognent avec fureur et délice les rivages sauvages…Du bleu profond aussi, du fond des mers du sud et des grands lacs du grand nord et des bleuets et des lavandes couvrant de leurs champs les collines et les prairies du haut pays de lumière. Du bleu aussi du bleu des yeux bleus de Marguerite quand elle sourit.Et Petit Pierre restait là à contempler ce nouveau ciel à ses pieds quand soudain :
Regardez ! dit un passant passant par là, un pavé bleu !
Alors quelqu’un d’autre s’avance. « Oh! » dit-il. Et puis quelqu’un encore.
« Venez voir, ça alors !» Peu à peu d’autres s’approchèrent et au bout de quelques instants des dizaines et des dizaines de personnes , d’abord intriguées, puis étonnées, puis ébahies. Une dame faillit s’évanouir à la vue du pavé bleu. Un vieux Monsieur pleurait de joie et des enfants criaient : « Oh ! Ah ! regardez ! » Une jeune femme qui n’avait jamais vu que du gris, tomba à genoux en remerciant la providence. « C’est un miracle, cria-elle, un miracle !» Enfin, tous étaient à la fois bouleversés et joyeux comme des enfants le matin de noël. Et Petit Pierre les regardait. Lui aussi était ému . Il aurait aimé leur parler mais il se tut . Le « processus » est sans doute en marche, pensa-t-il. Oui, c’est sûrement ça un processus ! Laissons donc les choses se découvrir d’elles-mêmes… Alors il s’écarte tout doucement sans rien dire et reprend sagement le chemin du retour.
...
Le lendemain dans les journaux, à la télé, à la radio et sur tout le réseau se répandait la nouvelle. Les télévisions du monde entier diffusaient heures après heures images et témoignages. Les plus grands scientifiques alors connus tentaient désespérément de fournir au public une explication rationnelle à ce phénomène. D’autant que voilà : aucune caméra si performante fut-elle, aucun appareil photo-lazer même le plus sophistiqué n’était en mesure de reproduire la couleur bleue du petit pavé gris ! Certains commencèrent alors à parler de mystification, de coup médiatique, d’opération publicitaire ! Des cars entiers de touristes arrivaient de tous les pays, déversant jours après jours sur le trottoir gris de la rue grise des milliers d’âmes avides et pleines d’un espoir fou. Il y eut des émeutes .Une femme manqua même d’être piétinée par la foule en délire…
Alors le comité de salut public décida de prendre les choses en main. Il fit appel à « L’ entreprise nationale des travaux de ravalement » et en quelques minutes le petit pavé bleu disparut sous une couche épaisse de ciment gris. L’affaire fut étouffée rapidement et la rue grise redevint ce qu’elle avait toujours été…