L'autre jour je m'étais sapée pour aller demander un prêt à la banque, un de ces lieux où il convient de bien se tenir. Faut surtout pas se faire mal voir dans ce cas et ce genre d'endroit, et donner à penser qu'on pourrait être une va-nu-pied ou une pute.
J'ai dû attendre mon tour et en profitai pour observer un peu l'ambiance.
Et là j'ai eu un flash de lucidité, comme si soudain j'atteignais un niveau supérieur d'acuité et d'observation objective, détachée des us et coutumes bienséants et des réflexes pavloviens dictant notre comportement normal en société.
J'ai réalisé brusquement combien était artificielle la conduite des gens présents dans ce local au confort illusoire, à la moquette rêche d'apparat, au murs en plastique. J'étais dans une vitrine. Comme dans la chanson de Brassens, "Histoire de faussaire", où tout est inauthentique... où tout repose sur les apparences.
Ces gens qui font semblant de ne pas penser qu'à leur gueule, au sexe et au fric. Ces gens qui font comme s'ils ne dégageaient pas, eux aussi, des odeurs parfois atroces du fin-fond de leurs chiottes, avec leur têtes sans sourire, leurs cheveux bien coiffés et leur senteurs écœurantes de Fabergé.
Je me suis sentie dégoûtée par cette antinomie avec la nature, par cet éloignement extraluminique avec les mammifères que nous sommes à la base.
Une grosse femme molle aux chaussures pointues, vague mélange entre des baskets et des santiags, bref parfaitement ridicule des pieds (le reste je préfère pas en parler par décence), était en train de faire son petit scandale de conne capricieuse et procédurière sur ses putains de frais débiteurs de cinq euros qu'on lui a prélevé.
Elle transpirait comme un bloc de lard oublié en plein canniard.
Faut dire qu'on crevait de chaud dans ce caisson Phénix de série Z, le chauffage était à fond, vu le froid mordant de l'hiver dehors, où là au moins, la nature imposait encore quelques droits.
Quand les gens entraient, ils apportaient une bouffée glaciale, mais presque agréable tant le thermostat devait être monté. Mais comme tout le monde était habillé pour l'extérieur où on se les gelait, forcément, à moins de se désaper, on suait, et suer ça pue.
Là c'était le matin, donc plutôt odeurs de Fabergé et cosmétiques, mais j'ose pas imaginer en fin d'après-midi, quand tous les clients ont transpiré un litre chacun.
Bref, où j'en étais? Ouais, l'attente, la conne, la chaleur, et surtout ma grande prise de conscience : on vit dans un monde artificiel, les gars. On voit que les façades, alors on ne s'occupe plus que d'elles. On fait semblant de se réjouir aux fêtes qui sont marquées sur le calendrier, ce putain de planning relayé par la télé et la pub.
On fait mine d'être triste lorsqu'un vieux croulant facho de presque cent ans passe l'arme à gauche, tout ça parce qu'il a sauvé plein de déchets humains, on parle d'obsèques nationales et on nous matraque de sa vie et de ses mensurations, c'est bon ça.
Un jour ok, mais on va pas nous le rabâcher pendant des semaines comme pour le pape lorsqu'il a cassé sa pipe. Moi je le connaissais pas. C'est pas que je m'en fous, mais bon voilà, il fallait bien qu'il y passe. Mon grand-père, on était deux à son enterrement et pourtant c'était un des meilleurs hommes de la planète. Il a sauvé plein de gens aussi. Qui l'a su?
Bref, on fait semblant. Le journaleux du JT, quand il a fini son matraquage politiquement inévitable et obligatoire, il rentre du boulot chez lui et il doit bien apprécier de penser à autre chose (et encore lui aussi c'est un qui fait semblant de pas puer aux chiottes).
On se la joue.
On joue un rôle, et à tel point qu'il déteint sur ce qu'on est vraiment.
Soyons authentiques, putain. Au moins quelques minutes par jour au début.
Osons être ce que nous sommes vraiment.
On se perd.
Voilà, c'est tout, je voulais pas déranger.