II
Que se passait-il? Pourquoi ce tremblement dans sa main, cet anneau
autour de son coeur? Elle savait ce que ça voulait dire, elle
connaissait cette sensation. Mais pourquoi? Qu'était-elle en train de
capter, de ressentir? Dorje? Elle décida d'aller en parler à son
maître. Elle se leva, gracieusement, dépliant le bas de sa robe sur
laquelle elle était assise. Le maître était en méditation sous le cèdre
du jardin, avec sur le visage cette expression de sérénité qui lui
était propre. Jamais elle n'avait vu un homme si calme, si maître de
ses émotions. Même pendant ces temps troublés, il était impassible, les
exhortait à la patience, à la tolérance. ''Le cèdre ne pousse pas comme
le pin, mais il est plus fort et vit plus vieux que n'importe quel
arbre. Soyez des cèdres, pas des pins.'' Mais comment rester patient
quand son peuple se faisait torturer par des êtres sans pitié, des
barbares vulgaires qui ne respectaient rien? Elle devait regarder son
pays et sa culture être massacrés, sans pouvoir bouger. Du moins pas
pour le moment. Le groupe allait bientôt agir, elle attendait ce moment
avec impatience. Avec hâte.
Elle s'approcha du maître silencieusement, attendant qu'il sorte de sa
méditation, pour ne pas l'interrompre. À peine était-elle arrivée près
de lui que, les yeux toujours fermés, il s'adressa à elle.
- Tu sais très bien de qui il s'agit, Pasang. Il t'adresse un signe, écoutes-le, fit-il d'une voix douce.
- Merci, maître, répondit-elle en s'inclinant, le cœur battant de
savoir que Dorje la contactait. Elle n'avait rien besoin d'ajouter.
C'était à elle de savoir. Elle se rendit sous le pommier, cet
endroit qu'elle aimait tant, dont les fleurs blanches, délicates, lui
rappelaient Dorje. Tant de souvenirs, tant de moments enfuis, oubliés
sous la poussière de sa mémoire, lui revenaient. Dorje. Où était-il?
Elle entra en méditation, visualisant l'image de son ami, cherchant à
établir le contact. Rien ne vînt, puis, dans le noir des ses paupières,
une image apparut, pâle, indistincte. Une tache orange dans le noir,
immobile. C'était lui, c'était la couleur de sa robe. Son visage,
boursouflé, en sang lui apparut. Il avait été battu. Arrêté peut-être.
Que faisait-il dans le noir?
Dorje!
Que lui arrivait-il? Elle devait le savoir, lui parler, entrer en contact.
Dorje! Où es-tu? Que se passe-t-il?
Elle attendit, le cœur battant, répétant son appel en frémissant d'impatience. Un cèdre, que je sois le cèdre.
Pasang…
C'était lui. Faible, incertain, mais c'était bien lui. Il l'avait entendue, il répondait.
La caserne... Les soldats… Ils savent… ils te cherchent…
Puis plus rien. Le silence. Elle l'appelât, le chercha. Mais sa
présence n'était plus là. Le silence, un silence insoutenable. Il
fallait qu'elle le trouve, qu'elle le sauve. Elle devait contacter les
autres, ils l'aideraient. Mais avant, elle devait avertir Tenzin. Lui,
peut-être saurait quoi faire.
Elle cogna timidement à la porte du temple. Personne ne vînt. Elle
poussa la porte, et pénétra dans la cour. Elle savait qu'en tant que
femme elle n'avait pas le droit d'entrer ici, mais l'urgence de la
situation ne supportait pas ce règlement. Elle connaissait bien Tenzin,
il comprendrait. Elle se dirigeât vers la rumeur, espérant que
quelqu'un pourrait la conduire au maître. Autour d'elle, les hauts murs
de l'enceinte masquaient le monde extérieur, ce pays de sang qu'était
devenu son Tibet, son foyer. Les pierres millénaires du temple
protégeaient les âmes des moines, les isolant du reste du monde. Elle
comprit alors ce que Dorje était venu chercher en elles, ce qui l'avait
appelé quand il les avait vues pour la première fois. Elle s'en
souvenait comme si c'était la hier, de cette journée à Lhassa où,
encore enfants et innocent, ils étaient partis courir près d'un
monastère pendant que leur parents faisaient leur achats au marché
voisin. Ils se poursuivaient parmi les amas de pierres qui s'étaient
détachées des murs, et que personne n'avait bougé depuis, laissant la
végétation les envahir. À un moment, Dorje s'était caché. Elle l'avait
cherché, le cœur battant, s'attendant à la trouver a chaque coin de
murs, derrière chaque roche assez grosse pour le cacher. Elle avait
fini par le trouver, assis dans une anfractuosité au pied d'une façade,
méditant immobile. Elle l'avait pointé du doigt, triomphante.
- Je t'ai trouvé!
Lui avait tourné la tête vers elle, lentement. Il souriait. Il était serein.
- J'ai trouvé ma voie. Lui avait-il répondu d'une voie douce, sûr de lui.
L'image de son visage, détendu, apaisé, était resté gravée dans sa
mémoire, et c'était cette même expression qu'elle retrouvait sur son
visage à chaque fois qu'elle le voyait sortir du temple, ces jours
qu'ils passaient ensemble dans les jardins où les profanes étaient
autorisés. Elle avait compris à ce moment que celui qu'elle espérait un
jour faire sien, lui serait à jamais interdit. Que son cœur, même s'il
lui appartenait, resterait inaccessible. Elle avait prié, pendant
qu'ils marchaient pour retrouver leurs parents, que son enthousiasme
disparut aussi soudainement qu'il l'avait pris, mais devant la réaction
de ses parents, quand il leur annonçât sa décision, ses craintes furent
confirmées. Toute sa vie, elle aimerait un moine, l'homme le meilleur
qu'elle connaissait, le plus doux, lui serait refusé. Elle se résolut
d'accepter cette souffrance, de vivre la parcelle de bonheur que le
destin leur autorisait, avec résignation. Depuis, ils avaient grandis,
Dorje était devenu un homme fort et sage, beau, avec sa pureté d'enfant
qu'il avait gardé intacte. À chaque fois qu'elle le voyait, son cœur se
serrait de cette décision qu'il avait prise un jour, alors qu'ils
étaient enfants, dans le nid que les pierres lui avaient fait.
Un jeune bonze, le sourire sur les lèvres, passa devant elle en
courant, riant aux éclats. Elle l'arrêta d'un geste de la main. Le
gamin, interdit par cette présence qu'il n'avait jamais vue dans ces
murs, se figea.
- Conduis-moi à Maître Tenzin, lui demanda-t-elle.
Sans un mot, le gamin lui prît alors la main, et l'emmena à travers des
couloirs, des coursives, ils traversèrent la cour intérieure, et enfin
le petit moine la laissa devant l'entrée d'un petit pavillon, s'en
allant sans se retourner, prestement, comme s'il avait peur d'être vu
en sa compagnie. Elle cogna au montant de la porte que ne fermait qu'un
rideau. De l'intérieur, une voix faible lui répondit.
- Entre, Pasang, entre.
Elle écarta le rideau et pénétra dans la pièce sombre. Il y faisait
chaud, moite, il flottait dans l'air un parfum de plantes macérées,
acide. Au fond de la pièce, un moine était agenouillé au bord d'un lit
sur lequel reposait une forme maigre. Tenzin.
- Je savais que tu viendrais, qu'il chercherait à te contacter, fit-il.
C'est moi qui ai envoyé Lobsang, le petit qui est venue te
chercher. Viens, assieds-toi.
Elle s'approcha lentement, respectueusement. Cet homme avait plus de
cent ans, il était considéré par tous ses disciples comme un homme
sage, presque surnaturel. Ses pouvoirs s'étendaient de la télépathie à
la clairvoyance, et beaucoup même se demandaient comment il était
encore en vie après toutes les souffrances qu'il avait traversées.
Dorje était son élève favori, celui en qui il avait placé toute sa
confiance, tous ses espoirs. Pasang s'agenouilla au bord de la
paillasse qui lui servait de lit. Il devait être mal en point, pour
rester ainsi couché, lui qui d'ordinaire dormait assis, dans la
position du lotus. Tenzin tendit sa main vers elle. Elle la prit. Sa
peau, parcheminée par les années, était fine et douce comme du papier
de riz.
- Comme tu vois, lui dit-il en souriant, je suis un peu faible. Des
soldats sont venus, ils ont emmené Dorje. Je sais qu'il a des contacts
avec Tsen-Tsheri, malgré mes recommandations. Ce garçon n'en fera
toujours qu'à sa tête, surtout quand il est question de toi. Mais
maintenant, il est en grand danger. Tu dois l'aider, Pasang, vous devez
le sauver, toi et ceux de ton groupe. Ces barbares le tortureront
jusqu'à la mort s'il ne parle pas, et nous savons tout les deux qu'il
ne leur dira rien. Je ne peux pas me permettre de perdre celui en qui
j'ai fondé tant d'espérances. Et toi, toi non plus tu ne le peux pas.
Aide le, Pasang, il est important pour notre combat. Il est la clé de
toute notre lutte, même s'il ne le sait pas encore. Ses pouvoirs sont
immenses, mais entre leurs mains, il ne peut rien. Il ne doit pas
mourir, tu entends? Il ne doit pas...
Il perdit connaissance. L'infirmier assis près de lui changea la
serviette imbibée d'une décoction de plante qu'il avait posée sur le
front, se leva en silence et sortit. Pasang lâcha sa main, qu'elle
reposa sur son torse, et pleine de question, sortit à son tour, dans le
soleil qui inondait la cour intérieure. En quoi était-il si important?
Ce pouvait-il qu'il soit celui dont les légendes prédisaient l'arrivée?
Ce soleil que les prophéties annonçaient, tout comme elles avaient
annoncée l'invasion Chinoise? Peu importait. Elle devait le sauver,
fût-il un simple moine sans aucune importance. Il était son frère, son
seul amour. Il était l'autre moitié de son être et le perdre serait un
peu comme se perdre elle-même.