Le
matin se levait à peine sur la place publique, que déjà des centaines de
personnes y étaient massées, entraînées ici par les ordres que rugissaient les
haut-parleurs accrochés un peu partout dans la ville. Au pied du Potala, le
glorieux palais du Dalaï Lama, Le
symbole de ce pays, le Tibet, de sa culture; était installé un échafaud, large,
massif et solide, capable de supporter plusieurs hommes. Le public, groupés
autour, attendait. La plupart étaient des villageois, terrorisés, accompagnées
de leurs enfants qu'ils tenaient sur leurs épaules sur l'ordre des soldats; s'y
trouvaient aussi des moines, des marchands et des colons chinois. Aucun ne
semblait être ici de son plein gré, leurs regards étaient las, ils étaient
fatigués, faibles et affamés. Des soldats chinois ceinturaient la foule,
s'assurant qu'aucun ne parte. D'autres poussaient de leurs guillotines, ou
encore fouettaient les quelques
traînards qui n'étaient pas encore arrivés. Aucun ne parlait, ils attendaient,
ils fixaient la scène où se déroulerait l'exécution, la sixième ce mois-ci.
Soudain,
un camion approcha, dans un rugissement de moteur et une fumée d'huile brûlée
épaisses et âcre. Il fendit la foule et s'arrêta au pied de l'échafaud. Trois soldats en sortirent, armés et
débraillés; ils se dirigèrent vers la porte arrière du véhicule, d'où ils
firent descendre cinq moines, qu'ils firent monter sur la plate forme. Les gardes
chiournes forcèrent les spectateurs à se rapprocher. La voix, dans les
haut-parleurs, se mit à égrener les crimes des condamnés, pour la plupart des
actes de réaction envers le pouvoir mis en place.
-
Des idées, ils vont mourir pour des idées, se dit Pasang, pleine de tristesse
et de rage.
Elle était parmi le public, se cachant sous un voile. Un des
condamnés était Samdup, un des amis de Dorje et un des membre de Tsen-Tsheri,
lui aussi arrêté à la lamaserie quelques jours après Dorje. Il l'avait
reconnue, et la fixait, puisant dans sa présence les forces pour faire face. Il
se tenait droit, aussi droit que ses maigres forces lui permettaient. Les cinq
prisonniers étaient maigres, couverts de sang, leurs robes n'étaient que
lambeaux. L'un deux, le plus mal en point, avait une vilaine blessure au front
et un de ses yeux, arraché de son orbite, pendait sur sa joue. Il avait l'autre
œil fermé, et psalmodiait un mantra, loin de la réalité de son exécution. Un
soldat passa derrière eux, et d'un coup de crosse entre les omoplates, les
força à s'agenouiller.
Au
loin, le moteur d'une Jeep quittant un bâtiment se rapprochait. Elle passa le
long de l'assistance, transportant trois hommes à l'air méprisants, parmi
lesquels figurait le Général, qui toisaient l'assistance d'un regard haineux.
Sur chaque porte, un panneau était accroché: ''Département de l'Administration
tibétaine''. Le véhicule s'arrêta derrière le camion, et les passagers en
descendirent pour monter sur l'estrade. Un des soldats tendit un micro au
Général. Celui-ci, après un moment de silence à observer le public devant lui,
pris la parole, d'une voix criarde et agressive.
-
Vous êtes ici pour assister à l'exécution de moines réactionnaires et aux idées
subversives. Voici l'exemple, de ce qui arrivera à quiconque se mettra en
travers de la marche du progrès et du glorieux peuple chinois, mené par le très
compétent Camarade Mao.
Il
se tut soudainement, et fit signe au bourreau qui attendait sur le coté, appuyé
sur un long sabre brillant. Celui-ci s'avança vers le premier prisonnier, le
regarda longuement, comme pour s'imprégner de celui qu'il allait tuer. Puis il
leva son arme, lentement, devant les yeux de sa victime; la rabaissa tout aussi
lentement pour qu'elle vienne toucher son cou, où il la laissa déposée quelques
secondes. Puis il leva de nouveau les bras, gardant cette posture encore un
peu, jouant avec les émotions du condamné comme un chat avec une souris.
Soudain, il abattit le sabre. Il y eut un craquement sourd, et la tête du
malheureux se détacha, roulant dans la poussière aux pieds des premiers
spectateurs qui reculèrent en poussant un cri d'effroi. Les gardes les firent
reprendre leur place, et bientôt la tête disparut dans la foule. Du cou tronqué
du cadavre, un filet de sang vermeil finissait de s'écouler. Le Général,
jubilant devant se spectacle morbide, cracha sur le cadavre d'un air méprisant,
et vociféra dans le micro:
-
Ainsi périssent les ennemis de la commune, les chiens que tiennent tête au
glorieux Parti Communiste Chinois et à son Président, le Camarade Mao! Gloire
au Parti! Gloire au progrès!
-
Longue vie au Tibet! Il se relèvera, pas la gloire du Tibet! Répondit Samdup,
relevant la tête fièrement.
-
Longue vie à sa Sainteté le Très Pur Dalaï Lama! Enchaîna le moine à l'œil
arraché.
Les
soldats se jetèrent sur eux, les rouant de coups de pieds, mais le Général les
arrêta, le visage enragé, l'œil fou. Il les toisa et hurla, au comble de la
rage, leur crachant au visage:
-
Vous osez insulter le glorieux peuple chinois? Vous osez provoquer la colère du
Parti? Malheur vous en coûte, misérables! Puisqu'il en est ainsi, vous mourrez
lentement, de vos propres mains!
Puis
se tournant vers les soldats, il leur ordonna de les relever, et de les
positionner face à face. Ainsi placées, les Général, un rictus aux lèvres, prit
le sabre des mains du bourreau et vint le placer dans les mains de Samdup, puis
l'attacha ferment à l'aide d'une cordelette. Il s'approcha de l'autre moine, et
du pommeau d'un autre sabre, fit exploser l'œil qui pendait sur sa joue en
éclatant de rire, puis l'arma lui aussi de la même manière. Il envoya ensuite
un soldat chercher deux billots de bois, les moins large possible. Ils les
firent monter sur les bûches, en équilibre instable, se faisant face. Derrière
eux, ils fixèrent d'autres sabres au sol, de manière à ce que si l'un d'entre
eux tombait en arrière, il soit embroché sur la lame tendue vers le ciel. Le
Général les regarda, secoué d'un rire nerveux, noyé dans sa folie sanguinaire.
-
Maintenant, il ne tient qu'à vous de choisir entre le suicide ou le meurtre.
Nous verrons bien quelle est la limite de votre courage!
La
foule retint son souffle. Les deux moines se faisaient face, luttant pour
garder leur équilibre, à bout de forces. Le Général ricanait, se repaissant de
la scène, savourant chaque seconde de suspense. Pasang rageait, les dents
serrées, la rage au cœur. Comment tant de cruauté pouvait exister entre des
hommes si semblables? Elle n'en voulait pas aux soldats, qui ne faisaient que
suivre les ordres de leur chef. Mais lui, comment pouvait-il être si inhumain?
Les
deux moines, toujours immobiles, firent alors un signe de la tête, comme s'ils
avaient trouvé un accord. Ils se laissèrent alors tomber en arrière, en même
temps, s'empalant volontairement sur les sabres tendus, dans un gargouillis de
sang giclant sur la scène, éclaboussant le Général, qui explosa de rage.
-
Misérables chiens! Oser me salir de votre sang!
Il
larda leur corps de coups de pied, l'écume aux lèvres, comme un fou. Il
s'arrêta, haletant et les regard rendre leur dernier souffle avec un sourire
cruel. Pasang, la bouche dissimulée derrière son foulard, grimaçait de rage et
de douleur.
Le
général fit signe au bourreau
d'exécuter le dernier moine, qui attendait toujours, à genoux, la tête droite.
L'homme au sabre s'avança, leva son arme. Mais un jeune soldat sortit du rang
en arrière du général l'interrompit.
-
Attendez! Camarade Général, dit-il d'une voix qui n'avait pas encore mué, je n'ai encore jamais tué, laissez moi
l'honneur…
-
Soit! Répondit le militaire en le regardant. Prends ton revolver, et tire lui
une balle dans la nuque.
A
ces mots, le moine inclina la tête en s'offrant. La jeune recrue sortit son
arme, tremblant d'émotion et la pointa vers la nuque du condamné d'une main incertaine.
Il appuya sur la détente, mais son bras ne retint pas le recul du canon, et la
balle traversa le cou du moine, arrachant la moitié de sa mâchoire.
-
Idiot! Tempêta le général. Tu dois le tenir fermement. Viens, mets lui plutôt
le canon dans l'oreille et tire.
Le
soldat s'appliqua, et cette fois la tête du moribond explosa. Le corps
s'affala, privé de vie. Le général explosa de rire.
-
Voilà, c'est très bien!
Il
prit le micro, et pointant la foule du doigt:
-
Voilà ce qui arrive aux ennemis du Parti! Rejoignez-nous, venez gonfler les
rangs de la glorieuse Chine, notre mère!
Sur
ces mots, les soldats qui encerclaient la foule distribuèrent des prospectus
aux spectateurs, ainsi que des formulaires d'inscription au parti communiste.
La foule, peu à peu, se dispersa. Pasang pris un formulaire à un des soldats et
partit, d'un pas rapide et tenant le foulard toujours sur son visage, vers le
temple de Maître Xziu.