Cela fait déjà deux jours que je suis mort. Deux jours pleins. Deux soleils et deux lunes que je n’ai pas bougé un cil. Accroupi, stoïque sur un petit talus surplombant ma tombe, ce trou refermé à la hâte par des fossoyeurs dont je ne sais rien, mais dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils étaient pressés. Travail bâclé, liquidé par dessus la jambe en deux temps et trois coups de pelle. Mal rémunérés peut être pour enfouir les carcasses anonymes des sans grades, des encombrants de la fosse commune. Ces parias indignes des cimetières, où les places sont payantes, où les caveaux familiaux s’achètent et se réservent pour des siècles. Je crois que j’ai dû arriver là, juste un peu avant la pause déjeuner de ces ouvriers en porte-à-faux entre vie et trépas. Je ne me rappelle plus. Je devais être dans le « No man’s land », entre être et néant. Dans le cirage le plus complet.
Je ne me rappelle même plus de quoi je suis mort. Mais les morts ont-ils une mémoire, ou ne sont-ils qu’un évanescent souvenir pour ceux qui restent : les vivants ? J’ai la lourde impression d’être dans un terrifiant entre-deux, comme ces clandestins que l’on regroupe dans des zones justement entre-deux, qui vivent douloureusement leur état, parcequ’ indésirables sur le territoire d’accueil et non encore rendus chez eux, où, ils n’ont pas forcément envie de revenir. J’en suis là ! Attente angoissante de ce qui pourrait bien m’échoir . Un « wait and see » surréaliste.
C’est ce que j’essaie de découvrir depuis deux jours, accroupi et prostré au sommet de mon talus, les yeux fixés sur ce qui fut mon corps, au fond de ce trou, raide comme la corde du même nom. Accroupi, c’est à dire ni assis, ni debout. Position intermédiaire, ankylosante, douloureuse. Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas assis, donc pas encore installé dans ma nouvelle condition. Ni debout, ce qui pourrait suggérer la possibilité d’action, de mouvement, de liberté. La mort serait-elle un perpétuel entre-deux, où tout serait figé, immortalisé comme sur un cliché photographique, fixant à jamais un instant, un être, une chose ? Que de questions en perspective pour moi, le nouvel arrivant dans ce monde où tout est mystère, tout est voile, tout est interrogations.
Les gouttes de pluie me traversent de part en part. Sensations nouvelles : je n’ai pas froid. Je n’ai pas chaud. Je ne suis pas trempé. Rien ! Seulement une petite sensation bizarre de fraîcheur et de frémissement comme un courant électrique de très bas voltage. Ces gouttes érodent mon talus en creusant des rigoles de boue qui descendent en petites crues ruisselantes vers l’autre, en bas, dans son trou. Je dis l’autre, alors que c’est moi. Et comme l’enfer c’est l’autre, j’en conclue que mon hostilité est tout à fait réflexe, réflexe dû peut-être à mes lectures de vivant et au fait que j’avais toujours tendance à les prendre au pied de la lettre. La matière n’est plus un obstacle à ma perception, à ma vue. Je vois à travers elle, je vois à travers tout, jusque à la plus petite molécule, le plus petit atome et son petit cœur palpitant, le noyau . Que suis-je donc ? De la pensée dans son état le plus pur. De l’énergie douée de la capacité de soliloquer à sa guise jusqu’à la fin des temps, si tant est qu’il y’ en ait une ? Mystère et boule de gomme.
Depuis deux jours que je suis là à brasser ces pensées qui s’entrechoquent dans ma conscience comme dans un accélérateur à particules, des ébauches d’analyses avortées dès leur émergence car ne conduisant à rien et surtout nulle part, puisque je reste là sur mon talus, comme pétrifié. J’étais comme tout mortel, un total ignorant des choses de l’après - vie, petit euphémisme pour désigner la mort, je n’ai pas changé d’un iota puisque je le reste après mon trépas. Je n’ai eu droit à aucun comité d’accueil sur le seuil de cette école de l’au-delà. Peut-être pas assez VIP, pas assez bien pour la gent céleste, si tant qu’il y’ en ait une ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je ne sais rien ! Aucun signe, aucun coucou de ces êtres de lumière ailés ou auréolés. Où sont les anges ? Où sont les saints ? Où est Dieu ? Où est le diable ? Que suis-je et surtout qu’attends-je ?
Je ne sais pas moi, mais je pense qu’à ce véritable examen de passage, il devrait y avoir une main tendue sous forme d’accompagnateurs, de référents, de formateurs, de tuteurs, en un mot, un guide, dont la mission serait de nous faire passer à gué et sans encombre, de la vie au trépas. C’est un domaine qui nous échappe complètement et auquel personne ne nous a préparé ou initié , parce que personne ne peut se prévaloir de nous affranchir sur ce que serait l’après mise en bière. Et quand je dis personne, je pèse mes mots et attend sereinement un éventuel contradicteur, qui ne se manifestera jamais, puisque même moi qui suis mort et enterré je ne connais pas encore le fin mot de cette énigme douloureuse qui nous accompagne toute notre vie, pour nous l’assombrir et nous la rendre invivable avec son côté ténébreux , indéchiffrable, inéluctable, irréfragable.
Troisième jour : toujours rien ! Ce qui est bien, c’est que je n’ai ni faim ni soif, ni envie irrépressible de me soulager.Vue sous cet angle, la mort est un soulagement. Toujours aucun signe d’une éventuelle autorité occulte, de ces personnages qui pourtant sont légions dans la bible, la thora, le coran. Sont-ce alors des balivernes que ces histoires d’enfer et de paradis, d’anges et de démons, d’éden et de flammes. Je ne peux pas dire que j’étais un fervent croyant, convaincu sans aucune preuve tangible de l’existence d’un être suprême, créateur de tout ce qui est, en commençant par lui même, juste par la magie de la foi. Ni athée, au point de rejeter toute allusion à un Dieu régentant sa création à sa guise. Non, j’étais ce qu’on appelle un agnostique : c’est à dire qu’en même temps, je ne peux pas dire que Dieu n’existe pas, ni encore moins qu’il existe. Même là sur mon talus au- dessus de ma dépouille, je ne pourrais jurer de rien , C’est vous dire !
J’étais toujours dans le « je ne demande qu’à croire et surtout qu’à voir ». Je ne me mouillais pas trop, comme si j’avais peur d’un méchant retour de manivelle, d’un terrible démenti qui me reviendrait comme un boomerang sur le coin de la figure, réduisant en miettes tout ce qu’ont pu être mes croyances, mes convictions. J’avais peur du four, du bide, de la désespérante déconvenue, de la bérezina spirituelle.
En même temps, dans ce genre de considérations métaphysiques, la prudence est de mise tout en restant mère de sûreté. Je le confesse donc, je ne suis pas croyant. Je ne suis pas un sans- dieu non plus, car je ne pense pas avoir cette arrogance. Je suis tout simplement pragmatique, cartésien, réaliste.
Quatrième jour. Les fossoyeurs sont venus poser une pierre qui de toute évidence n’était pas de taille, sur ma tombe, à l’emplacement de ma tête. Ce n’était pas du granit, ni encore moins du marbre, matériaux que je n’aurais pas pu me payer avec mes revenus de clodo. C’était tout simplement du plâtre. Une pierre rectangulaire arrondie aux angles, à mon image en quelque sorte. Quelqu’un avait inscrit à la peinture noire, trois lignes, ce à quoi se résumait en somme toute ma vie : SDF – Inconnu – DCD le 12/10/2012 . Cela me revient maintenant comme un flash foudroyant. Je me rappelle cette nuit là, couché sur mon banc de prédilection, tenant une cuite dantesque à la Vodka.
J’ai toujours préféré la Vodka, parcequ’avec elle je n’ai jamais eu de gueule de bois à l’émergence. Le deux en un parfait. Le poison livré avec l’antidote. J’ai du cuver toute la nuit sous une pluie battante, trempé jusqu’à l’os, jusqu’à l’âme. La pneumonie devait être sévère puisque je ne m’en suis jamais relevé. Si je devais résumer ma vie, je dirais. « Situation de famille : SDF . Signes particuliers : Inconnu. Profession : Ivrogne. Voilà ! Cela me va très bien ! Rien à rajouter ni à redire. On a largement fait le tour.
A suivre.
Ahcène.