Le rêve de l'artilleur
Le froid envahit lentement le campement. L’hiver approche, la terre se dénude. Mes compagnons de combat commencent à s’assombrir, loin des rires du début, quand nous sommes partis défendre la patrie sans poser de questions, juste pour accomplir notre devoir, comme nos parents avant nous. Je ne sais plus pourquoi nous sommes ici, à la frontière de la civilisation. Je me souviens juste des mots du Président, la main sur le cœur, devant les parlementaires de tous bords : « nous ne pouvons laisser la barbarie s’installer à nos portes » a-t-il déclaré ce jour-là. La suite s’est alors déclinée en discours guerrier contre la menace terroriste, les hordes de barbus fanatisés, au son de l’hymne national, dans un vocabulaire grandiloquent, signe de la France éternelle. Par contre, je sais une chose : mes camarades d’infortune, venus d’Angleterre, d’Allemagne ou d’Italie, ont eu droit à la même chanson, celle de la patrie en danger, de la sauvegarde d’un Occident attaqué de toutes parts, de la lutte entre le bien et le mal.
Quel choix avons-nous, finalement ? Cette question, je me la suis souvent posée. Avant d’être cet artilleur courageux, encensé dans les journaux d’Europe et d’Amérique, je trainais ma carcasse, de formation en stage d’entreprise, à la recherche d’une situation stable, d’un avenir moins incertain, au-delà de la maison de mes parents, de ma chambre d’adolescent où je vivais encore. Ma mère m’encourageait, me répétait que la crise allait bientôt prendre fin, que la jeunesse trouverait à nouveau sa voie, que les politiques ne pouvaient pas laisser crever une génération d’hommes et de femmes. Mon père m’apprenait à mieux me servir de mes mains, à devenir un gars polyvalent, à dépasser mes seules certitudes académiques apprises à l’université avec des milliers d’étudiants en quête d’un futur improbable.
C’est Markus, mon premier grenadier, qui m’a ouvert les yeux, un soir de garde, quand le canon tonnait haut dans le ciel d’Orient.
— Pourquoi sommes-nous là, à ton avis, Pierre ?
— Je ne sais plus, Markus. Je suppose que nous devons à nos parents de protéger leur héritage, de ne pas laisser des brutes arriérées nous dicter leur loi d’un autre temps.
— C’est ce que t’a dit ton Président, ce que m’a seriné mon Chancelier, ce que les autres ont entendu de leurs chefs à plumes. Mais, en réalité, de quoi avons-nous hérité ?
— Je ne me souviens plus, Markus. Mon pays me semble loin, le courrier est filtré, les informations sont sans saveur, toujours sur les mêmes sujets, jamais réellement vivantes.
— Nous n’avons rien. Toi, diplômé de l’université, tu lances des obus sur un ennemi invisible. Moi, intérimaire permanent sur les chaines d’assemblage de Munich, je t’assiste dans ce jeu de massacre où nous ne sommes que des pions. Avant, nous n’étions rien, juste des bouts de statistiques pour les économistes de droite et de gauche. Moi, je représentais la fière Allemagne, génératrice de richesses et d’emplois, le modèle parfait de l’entreprise du vingt-et-unième siècle et de l’opulence. Toi, tu ressemblais à la voie sans issue de la France décadente, incapable de nourrir ses pauvres et de proposer un avenir à ses jeunes. Pourtant, l’un dans l’autre, nous en sommes arrivés à la même situation. De la chair à canon, passant de la colonne des pertes à celle des profits, selon l’humeur d’un général sénile ou d’un ministre cynique, qu’il soit bleu, blanc, rose ou vert-de-gris.
Markus avait raison. On nous avait volée notre jeunesse bien avant cette guerre absurde. Des vieux avaient décidé à notre place, croyant au marché libéré, à la croissance, à la grâce divine ou je ne sais quelle connerie à la mode. Les journalistes avaient relayé le message, tordus les chiffres, interviewés les experts de circonstances, noyé le poisson à chaque changement de conjoncture. Tout le monde avait avalé la ficelle, pas encore assez grosse.
Markus me manque. Nous formions un duo improbable, le Français et l’Allemand, le désordre et la rigueur, Paris et Munich. Quand je déprimais, Markus me servait un de ses proverbes bavarois, venu de ses grands-parents. Son accent germanique et son anglais parfois hésitant rajoutaient au charme maladroit de ce clown improvisé qui voulait tant me faire oublier la laideur alentour. Des Markus et des Pierre, il y en avait partout sur la ligne de front, des anonymes devenus frères d’un instant et condamnés à perdre ensemble les derniers restes de leur humanité. Je n’ai jamais su comment Markus était mort. Tout ce dont je me souviens, c’est mon retour dans le campement, la tête de mes camarades de combat, les mots du jeune lieutenant néerlandais.
— Nous avons subi de lourdes pertes lors du dernier assaut, Pierre. Markus en fait partie. Je suis désolé.
Je ne peux même pas en vouloir au messager, un pauvre type embarqué dans une sale affaire, avec des milliers de jeunes de son âge, formé à la hâte au maniement des armes et au commandement. De la chair à canon lui aussi. Il est un mort en sursis, comme moi et les autres. Aucun ne survivra à une telle épreuve. Dans le meilleur des cas, celui des centaines de pauvres hères démobilisés, la folie prendra le pas sur l’horreur de la guerre, la société rejettera ses ordures dans des hôpitaux psychiatriques, à coups de termes scientifiques et de syndrome post-traumatique.
Je ferme les yeux un moment, malgré le bruit incessant de la canonnade. Je veux rêver, sortir de ce bourbier métallique, penser autrement, ne plus entendre le fracas des armes et les ordres aboyés par des hommes effrayés. Ma respiration ralentit, mon esprit se libère de son carcan réaliste, je crois apercevoir un bout de route vierge, une issue temporaire dans mon cauchemar quotidien. On dit qu’avant la mort, on a une impression de lumière, de tunnel, puis des souvenirs en cascade, ceux de notre petite enfance, de nos meilleurs instants, de nos bonheurs passés. Je ne suis donc pas en train de mourir. Je vois un chemin caillouteux, désertique, avec de rares morceaux d’arbustes décharnés. Sur les côtés, le sol est jonché de croix noires, comme si tout le peuple de la Terre reposait en ces lieux. Quand je lève les yeux, le ciel est rouge de colère, les nuages sont furieux, la tempête magnétique gronde. L’air ambiant me brule la peau. Pourtant, je le sais au plus profond de mon être, je ne suis pas en enfer. Tout ceci ressemble trop à mon champ de bataille, à ma vie de tous les jours, les vivants en moins.
Je déteste ce rêve, celui d’un artilleur fatigué, désormais incapable d’imaginer la beauté du monde, même dans ses lointains souvenirs. Mon existence se limite à la poudre, au sable et à ma propre sueur. Mon ennemi n’a jamais eu de visage. Il se trouve certainement lui aussi sous une de ces nombreuses croix noires. Je ne le plains pourtant pas. Nous n’en sommes plus là, à chercher des excuses à l’autre, à expliquer ses bombes et ses sacrifices, ses morts et ses martyrs. Le dernier survivant a perdu et j’espère dans mon for intérieur que ce sera quand même moi. J’ouvre les yeux, me lève et cherche mon canon.