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 La mort de Théodore Philippe

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MessageSujet: La mort de Théodore Philippe   La mort de Théodore Philippe Icon_minitimeLun 19 Nov - 14:15







Une nuit que je me promenais seul, en rentrant de chez une amie –j’avais l’œil brillant de fatigue et les jambes flageolantes, il m’arriva, alors que je longeais les bords de Seine, une péripétie des plus étonnantes. Le silence des hommes avait laissé place au murmure discret des eaux, poussées par une petite brise. L’air était doux et il faisait, je me le rappelle encore, une nuit complètement noire, sans étoile et sans lune. Les rares réverbères espacés n’y changeaient rien. Je n’avais ainsi de vision précise que rapprochée –ce qui explique d’ailleurs, en grande partie, la nature de ma première réaction. Il me faut aussi rajouter que j’étais tout à mes pensées. Depuis deux jours, je n’avais de cesse de chercher comment quitter Simone très rapidement, mais sans la faire souffrir. Je m’imaginais lui dire certaines phrases, esquisser d’autres gestes. Je prenais soin d’éviter les souvenirs intimes, les bonheurs partagés et autres moments forts pour me concentrer sur l’inévitable. Tout de même, j’espérais la voir réagir un peu, s’opposer, pour preuve d’un reste d’attachement, mais point trop s’en fallait non plus. Qu’elle ne s’accroche surtout pas trop ! J’avais la certitude d’être incapable de lui faire entendre raison si elle invoquait le passé, nos huit années de vie commune, Erwan. Cette crainte, en m’occupant l’esprit, modifiait mes intentions initiales. Je pensais malgré moi à des sentences peu reluisantes. Je l’imaginais qui pleurait et j’en rajoutais sans vergogne : je me fantasmais dans le rôle d’un méchant et me révélais donc sadique. Mais dès lors que j’en étais là, que je prenais conscience de mes rêveries, de ces cauchemars, je me maudissais sans détour. Faire du mal, c’était une faiblesse. Une solution de facilité. Une manière pour moi de ne pas assumer. C’est exactement ce à quoi je pensais, marchant nonchalamment le long des quais, quand j’entendis un cri strident.



L’équilibre du monde semblait venir de rompre à l’instant même. Mais rien ne pouvait le confirmer. Les quais, d’ailleurs, à l’instar de la statue d’Henri IV, gardaient leur masque de façade. Ils restaient pétrifiés, comme si s’étonner et gesticuler avaient été la pire des impudences. En étouffant le cri, le silence avait repris la parole. Son message était sans conteste. D’habitude clair et calme, il était cette fois sombre et menaçant. Je ralentissais le pas en conséquence et, n’entendant rien quand j’imaginais tout, mon cœur se mit à jouer de la grosse caisse à un rythme effréné. Il est vrai que je distinguais, à quelques dizaines de mètres devant moi, un amas de formes sombres qui rechignait à s’éclaircir. Une espèce de panique m’envahissait. Bien que cette peur, et à raison, préconisait de rebrousser chemin, je continuais ma marche en avant, craignant que le risque ne s’accroisse au moindre signe de faiblesse. Mes jambes n’étaient plus flageolantes comme tout à l’heure ; elles avançaient presque toutes seules. Je me rapprochais doucement. Quand mes yeux commencèrent à faire l’appoint, je distinguais d’abord des jambes, de longues jambes sous un grand manteau ; puis je leur cherchais un propriétaire en remontant les yeux vers son visage. Seulement, je ne pus voir tout de suite qui était là, assis par terre, qui avait crié tout à l’heure, car un éclat de lumière venait de m’éblouir. Ça avait été un blanc terrible glissant sur du métal. Je m’arrêtais enfin, cinq à six mètres avant, et tandis que je restais le regard fixe, tout autant curieux qu’apeuré, une idée me vint comme l’éclair : je devrais mieux prendre les jambes à mon cou tout de suite ! Mais un frisson me traversa les os. C’était déjà trop tard.



« Je connais Théodore Philippe ! Je le connais mieux que quiconque, dit celle dont j’apprenais tout juste le sexe. Alors ne vous approchez pas de moi !...



-Ce n’était pas mon intention, bredouillais-je en guise de réponse.



-Personne n’a plus le droit !... Fini ! Ils en ont toujours profité mais… C’est fini ! Je suis une femme de bonne famille… Respectable ! Je viens de Bourgogne moi monsieur. »



Je ne comprenais rien au délire de cette femme. Toutefois, je n’avais plus aucune intention de partir. La peur m’avait quitté pour me laisser seul avec ma curiosité.



« Et vous êtes en retard d’ailleurs ! J’attends depuis des heures. Que faisiez-vous ? Qui voyiez-vous ? Oh, vous étiez auprès d’une autre, je le savais ! On ne peut plus faire confiance à personne. Société de débauche… N’approchez pas, vous dis-je ! Reculez et asseyez-vous ! »



Mes yeux, qui s’accommodaient de l’obscurité, n’avaient toujours pas rencontrés ceux de cette femme. Je m’assis un mètre à côté, comme elle me l’avait demandé. Ses vêtements, en loques, étaient sales sans être dénués de charmes. Elle portait une robe, déchirée sur la droite, et une veste légère. Les tissus semblaient avoir été de qualités mais le manque d’entretien les desservait. Cette femme avait eu de l’argent. Depuis combien de temps était-elle là, c’était impossible de répondre. Ses jambes étaient griffées en grande partie. Elle ne se tenait pas très droit, le dos voûté. Ses mains étaient maigres avec de longs doigts. Et sa respiration était obstruée et bruyante. Sûrement, je devais avoir affaire à une personne âgée.



« Savez-vous qu’hier encore, une femme a jeté son bébé du haut de vingt étages, comme un sachet poubelle ? C’était dans le journal. La folle !... Elle ne sait donc pas qu’une poubelle ça se jette aux ordures ! Dans un containers, non ? Vous avez entendu parler de cette histoire ?



-Heu… Oui ! C’était une malade mentale. Une roumaine. Elle a jeté un bébé du troisième étage. Par contre, ce n’était pas son fils mais celui d’une amie toute nouvelle, je crois.



-Quoi ! Vous la défendez ? Vous lui trouvez des excuses et cætera ? Evidemment qu’il faut être une malade mentale pour jeter son enfant par la fenêtre ! Evidemment… Quel idiot m’a-t-on filé là !...



-Mais je ne voulais pas la défendre ! Son geste est criminel, c’est indéniable. Seulement…



-Et seulement quoi !...



-Et bien, repris-je rapidement, il se trouve qu’elle est atteinte d’une maladie. Elle est folle, qu’est-ce que je m’y connais moi ? Je ne suis pas un spécialiste. Je n’ai pas connaissance des termes techniques des causes ou des effets. Tout ce que je sais, c’est qu’elle allait chez des docteurs dans son pays. On ne va pas chez le docteur si on n’est pas malade.



-Ah tiens !... Et vous pensez qu’elle excuse tout ! Elle a bon dos la maladie… Moi aussi, je suis une malade ! Vous voyez bien : je suis une vieille. Je ne peux pas le cacher… Et est-ce que j’en use comme excuse ? Et non ! Je viens de Bourgogne, moi, je prie dieu depuis toute petite ! J’accepte, vous comprenez ? Personne ne peut plus me soigner. Mais que ne l’a-t-on pas soigné, elle, si c’est bien une malade ?



-Mais je ne sais pas. Comment saurais-je ? Ils devaient lui donner des médicaments. Ils devaient lui parler.



-Ah parce qu’ils ne le font plus ?...



-Elle ne voit plus personne depuis qu’elle est ici. Je ne sais pas si c’est un problème de papier ou un problème d’argent. Peut-être a-t-elle juste oublié. Je pense qu’elle a arrêté ses traitements. Enfin, elle a fait deux tentatives… Elle a essayé de se tuer deux fois.



-Ah bon. Quand ça ? demanda-t-elle avec un intérêt certain.



-Quand elle est arrivée dans notre pays. Ou peut-être sur le chemin. Je ne suis pas sûr.



-Avant ?... C’était avant qu’elle ne tue son bébé. La folle ! Encore après, tout s’expliquerait ! Mais ce n’est pas sans raison si… Si elle a essayé deux fois, c’est qu’elle savait déjà… C’est qu’elle avait prévu ! Elle est aussi folle que je suis fringante, je vous dis ! Ne me parlez plus de ça ! »

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MessageSujet: Re: La mort de Théodore Philippe   La mort de Théodore Philippe Icon_minitimeLun 19 Nov - 14:16

Cette conversation semblait l’avoir éprouvée. Je ne la relançais pas. Une minute s’écoula. Peut-être plus. J’entendais à nouveau le bruit de l’eau qui passait. Je regardais l’île Saint Louis, d’autres images en tête. Simone, les yeux humides. Simone avec Erwan. Simone à l’enterrement d’Erwan. Un peu plus et j’en aurais oublié la vieille femme. Mais c’était sans compter sur sa curiosité. Sa main, qu’elle passait sur mon front, me rappela à sa présence. Elle était froide. Elle la passa sur mon visage, mes yeux, mon nez, mes joues, ma bouche et l’arrêta un temps sur mon menton. Elle me regardait un moment. Cependant, je suis presque sûr qu’elle ne me voyait pas. Elle tourna ensuite la tête.



« Tu as changé, me dit-elle d’une voix plus douce. Ton nez est plus long qu’à l’époque… J’aimais beaucoup ton visage, tu sais. Quand tu étais petit, je ne m’arrêtais pas de te regarder. Je restais comme hypnotisée. Tu étais… Je ne sais pas. Un miracle ?... Oui, c’est ça : comme un miracle. Je n’arrivais pas à croire que tu existais.



-Je suis parti il y a longtemps ? demandais-je comme si j’étais bien la personne dont elle parlait –ce qui, je le rappelle, n’était pas le cas puisque je n’avais jamais vu cette vieille femme auparavant. »



Elle me regarda en fronçant les sourcils, comme si ma question l’avait étonnée ou, plus encore, comme si elle s’étonnait que j’en pose une. Elle me sourit néanmoins et continua.



« Oh, je ne t’ai jamais perdu de vu… Tu n’as jamais quitté mon cœur, Grégoire. (Je m’appelais Antoine) Comment aurais-tu pu t’en échapper ?... me dit-elle en passant sa main dans mes cheveux. Tu n’étais pas là mais je l’ai accepté. Il fallait bien que tu courres faire ta vie… »



Elle fut alors prise d’une violente quinte de toux, grasse et désagréable. Je posais ma main sur son dos en lui demandant si ça allait. Elle toussait encore quelques fois, me regardait de ses yeux vides et finissait par se calmer. J’étais soulagé.



« Tu as toujours cette femme ? » me demanda-t-elle.



Mais elle ne me laissa pas le temps de répondre.



« Ah, je ne l’ai jamais aimé… Trop grande, j’ai toujours dit. Une femme ne doit pas être plus grande que son mari, tu n’es pas d’accord ? Et qu’est-ce que ça changerait, tu l’as épousé, non ? Je ne t’en ai pas empêché. De toute façon, ce n’était déjà plus ta mère qui te guidait… C’était elle ! Oh, elle était trop grande pour toi… Et tu ne me croyais pas. Tu ne voulais pas le voir. Bêta que tu étais !... Bien sûr, je sais ce que tu vas dire : ce n’était pas de ta faute. Oh oui, je sais, elle t’a tourné la tête. Avec de grandes jambes comme les siennes, ce n’était pas vraiment difficile. Mais tu aurais dû un peu mieux lui résister. Qui t’a appris que pour aimer il fallait d’abord se soumettre ? Ce n’est pas ta mère, ça, en tout cas. Tu pouvais faire tant de choses !... De grandes choses ! Oui, tu étais spécial. Tu aurais du épouser de très hautes fonctions, devenir quelqu’un, être important. Quel plaisir ça aurait été pour ta maman ! Mais tu as soustrait tes ambitions à toutes ses lubies… Les suites de luxe de St Tropez !... Le champagne ! Le bateau ! Les robes de satin qu’elle n’a pas portées !... Et toi, dans tout ça, qu’y as-tu gagné, dis-moi ? La passion de l’amour ou l’assurance qu’elle ne parte pas ? Ah… »



Je n’arrivais pas à en revenir. Tous les reproches que cette vieille femme formulait là, en me prenant pour quelqu’un d’autre, tous semblaient s’adresser à moi. J’avais de grandes bouffées de chaleur qui faisaient suite à des coups de froid. Mon corps tremblait de l’intérieur. Je n’étais pas malade mais tout d’un coup j’avais comme les symptômes d’une forte fièvre. Je m’imaginais une grosse main venant du ciel pour me pointer avec son doigt accusateur. Un bourdonnement m’obstruait aussi les oreilles.



« Tu te rappelles quand tu es venu à la maison, tu te rappelles, le jour de la mort de Théodore ? Tout le monde était en deuil, dans leurs costumes ou leurs robes noirs, tout le monde était assis, autour de la table du salon, et tout le monde partageait la même tristesse. Tu te rappelles notre prière ?... La folle ! Mais comment a-t-elle pu ? Et toi alors qui l’a suivi !...



-Je ne comprends pas…



-Comme c’est pratique, des fois, de ne pas comprendre. »



La vieille femme essayait de se lever mais cet effort lui coûtait une douleur terrible à en juger par la grimace qui lui déformait le visage. De mon côté, incapable d’aucune réflexion, je lui prêtais main forte en lui prenant le bras tout en maintenant son dos à peu près droit. Elle se tenait debout sur ses deux jambes. Elle souriait. Elle regardait l’île St Louis et elle souriait, c’est tout ce dont je me souviens. Je ne sais pas ce qui déclencha ce qui suivit mais son sourire se transforma alors en un rictus figé, avant qu’elle ne retombe d’un coup, en arrière et de tout son poids, poussant à l’occasion du choc le même cri strident que j’avais entendu précédemment. J’étais horrifié.



« C’est un monstre… me dit-elle enfin. Elle a tué ta mère !



-Mais qu’est-ce que vous racontez ? Vous n’êtes pas morte ! »



Elle s’arrêta de parler et me regarda un moment. Je n’arrivais pas à saisir ce qu’elle pensait de moi, si elle avait compris ce que je venais de lui dire ou pas. Je la fixais en essayant d’y parvenir mais elle avait détourné son regard. Elle regardait à nouveau l’île St Louis. Quand elle se remit à sourire, je ressentis un certain soulagement. Mais elle se mit ensuite à rire, d’abord doucement puis aux éclats, avec un épanchement bizarre. Elle riait comme une aliénée. Les yeux fixes et blafards, elle se mit à tousser du sang. Je voulus alors m’approcher et lui donner un mouchoir en papier mais elle me repoussa. Elle toussait sans s’arrêter de rire. Son regard recroisa le mien et il m’indiqua quelque chose. Avec sa main, qu’elle passait sur sa robe, elle souleva un pan de celle-ci et découvrit une partie de son bassin. Il y avait la poignée d’un couteau qui dépassait. Il était planté là et du sang coulait jusque sur ses jambes.



« Mais vous saignez ! Il faut tout de suite appeler les secours !



-Arrête donc de crier ! s’énerva-t-elle.



-Il faut que je vous emmène à l’hôpital.



-Non, Grégoire je n’irai nulle part, me dit-elle avant de tousser au moins sept fois de suite dans la plus grande douleur. Tu n’aurais pas du partir avec elle mais… Mais maintenant, tu ne me laisseras plus, n’est-ce pas ? Tu resteras avec ta mère maintenant… Je t’ai… Ah !... Toujours aimé…



-Ne… Ne parlez plus, lui dis-je les yeux au bord des larmes et le corps glacé par l’horreur. Il ne faut plus parler. Tout va très bien se passer… Je vais appeler les secours et des docteurs vont vous soigner. »



Je voulus retirer le couteau de sa plaie en premier lieu mais juste avant de le faire je m’imaginai son sang jaillir et ne le fis pas. Je la tenais entre mes bras, sa tête collée à ma poitrine. J’entendais sa respiration se dégrader. Je la sentais trembler et j’essayais de la rassurer en la serrant un peu plus fort et en lui répétant que tout se passerait bien. Mais quelques fois je crois qu’à ses tremblements se mêlaient les miens. Je n’arrivais pas à être rassurant parce qu’il n’y avait rien pour me rassurer. Je voyais des afflux de sang lui traverser le cou. Elle se contractait de douleur et moi je l’entendais mourir. Mais je ne voulais pas qu’elle meure. Quelques uns de ses cheveux m’effleuraient le visage sur lequel de chaudes larmes avaient commencé à couler. Alors instinctivement, je me mis à lui baiser le crâne. Elle fut prise d’une nouvelle quinte de toux à la suite de laquelle elle releva son regard vers moi. Il y avait du sang sur son menton, ses yeux étaient renfoncés mais elle souriait.



« Dis à ta mère que tu l’aimes Grégoire…, me dit-elle d’une voix faible en me caressant le visage avec sa main. Dis-lui que tu l’aimes… »



Je ne connaissais pas cette vieille femme délirante qui me prenait pour son fils. Mais elle venait de se suicider. Ça c’était passé sous mes yeux. A cet instant je l’aimais plus que je n’ai jamais aimé personne, je le jure, et pourtant je ne sais pas pourquoi mais je n’ai rien pu dire. Je voulais le lui dire mais aucun son ne sortit de ma bouche. Je tremblais comme une feuille. Bientôt, je fus pris par une crise d’angoisse : elle ne respirait plus ! Je la secouais, la hélais mais sa tête penchait comme celle d’un pendu. Je pleurais si longtemps que s’en était incalculable. Mes larmes coulaient sans discontinuer. Une légère brise se leva et me rafraîchit sous les yeux. Je finis par les fermer. L’obscurité qui m’attendait ne dérivait pas beaucoup de celle de la nuit, des quais déserts et du ciel sans lune. La Seine s’était endormie. Ma respiration s’était enfin calmée et je m’adaptais au ronflement des clapotis. De loin en loin, le cri de la vieille me revenait pourtant en tête. J’ouvrai à nouveau les yeux. J’étais sur les quais de la Seine mais ce n’était pas important. J’étais là. J’avais été là, ici. Ça aurait été ailleurs que ça n’aurait rien changé. Le lieu n’avait aucune importance. Plus rien n’avait d’importance. Je me dégageais des bras de ce qu’il convenait maintenant d’appeler un mort. Ce faisant, je vis son visage haché de longues rides monotones. Je lui fis un baiser sur sa joue gauche et je me relevai.



Sans vraiment savoir pourquoi, je fus pris d’une envie folle de fouiller dans les poches de la vieille femme. Je lui sautai dessus à cet effet, sûr d’y trouver quelque chose sans savoir quoi. J’y trouvais un porte-monnaie et, dans la poche intérieure de son veston, une vieille photo aux couleurs passées. C’était un monsieur avec une fine moustache. Au verso était inscrite une indication : « Hiver, 1937 ». L’écriture était soignée. Je la mis dans ma poche, réintroduit le porte-monnaie dans la sienne et me levai. En regardant la photo, je vis mes mains pleines de sang. Je regardai furtivement la vieille femme et commençai à partir. Mais je n’y arrivais pas, mes jambes ne répondaient pas. J’eus alors un haut-le-cœur et manquai d’air un instant. Les mains contre le mur, je crachais par terre des filets de bave acides. Il s’en fallut de peu que je ne vomisse. Je partis comme ça, sans un regard de plus, d’un pas pressé, pas trop assuré. Je regardais devant moi mais je ne voyais pas ce qui s’y trouvait. Il n’y avait qu’un regard creusé, qu’une voix, qu’une femme à l’horizon. Le vent siffla tout d’un coup dans mes oreilles. Je me penchais en avant. Quelques fois, je me tournais. Mais je n’avais le temps de rien voir. Ça ne durait jamais plus d’un instant. C’était comme si un réflexe physique m’empêchait de la revoir. Je me mis alors à courir, seul au milieu des quais lugubres, les yeux fermés et les oreilles percées par le vacarme horrible du silence. Je courrais, même à bout de souffle, et je pleurais aussi. Je voulais retrouver ma femme et, le plus vite possible, lui dire que je l’aimais.
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margo
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MessageSujet: Re: La mort de Théodore Philippe   La mort de Théodore Philippe Icon_minitimeMar 20 Nov - 19:59

Il est en effet certaines "rencontres", souvent furtives, qui ont valeur de miroir.
J'ai apprécié, celle-ci.

Margo.
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MessageSujet: Re: La mort de Théodore Philippe   La mort de Théodore Philippe Icon_minitime

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