Un matin d’hiver, il s’est éveillé différent. Cela a commencé avec la radio. Le journaliste semblait courir après le temps : il parlait comme ces enregistrements d’interviews d’aujourd’hui, où sont coupés les silences, les « heu », les respirations et les toux… bref il parlait comme un fichier informatique compressé.
« Respire, mon pote, respire, » pensa-t-il, « tu me donnes la nausée à vomir tes mots ». Et comme par magie, l’animateur s’est mis à causer tranquillement, à laisser son interlocuteur aller jusqu’au bout de ses réponses sans l’interrompre, à ne pas faire pression pour lui faire dire ce qu’il n’avait pas envie de lâcher…
Jérôme a failli avoir l’audace de l’interpeller directement pour voir ce qu’il lui répondrait, mais interloqué par l’effet inattendu de sa seule pensée, il n’a pas osé.
Terminant de se préparer à partir au travail, il s’est regardé dix fois dans le miroir du hall pour se persuader de sa réalité, de sa normalité. Non, il ne ressemblait pas à un extra-terrestre.
Il coupe à regret une chanson de Tracy CHAPMAN qu’il écoutait en même temps que la radio,- il a besoin de voix multiples pour se dynamiser le matin-, ferme l’entrée de la maison, s’installe dans la voiture et met le contact. Et il retrouve sur les ondes la chanson, là où il l’avait arrêtée ! Moment de sidération, il ne sait plus bien ce qui lui arrive, regarde dans le rétro, autour de lui, ressort de la voiture en se demandant où est la caméra cachée….
Il faut se rendre à l’évidence : il aurait acquis des pouvoirs extraordinaires sans connaître leurs limites dans le temps ni dans leur envergure. Il ignore s’il peut soumettre ainsi faits et gens au vagabondage de sa pensée et se demande quelle expérience tenter pour s’en affranchir.
Son regard se tourne mécaniquement vers la maison du voisin et il se rappelle que René ne lui a pas rendu l’outil prêté la veille. Il faudrait qu’il y pense, il aura besoin de l’élagueur vendredi…La porte du voisin s’ouvre et ce dernier lui tend le coupe branche en lui faisant un grand signe de la main…Ben voyons…Il récupère vite le matériel en bredouillant vite fait un merci. René va se demander ce qui lui prend ce matin. D’habitude il est plus bavard.
Mais là, installé de nouveau au volant, il ne sait que faire, à nouveau sidéré !
Il s’imagine sur la quatre voies, interpellant intérieurement le camionneur qui lui colle aux fesses : « vas-y, défonce moi le pare-choc, tant que tu y es ! », et que l’autre s’exécute !
Ou pire, qu’il s’adresse à son chef infect en pensant : « crève, connard ! ».
Il se sent mal d’aller travailler dans ces conditions. Mais peut-il se permettre de perdre son emploi ?
Il est temps d’y aller, il tâchera de contrôler ses divagations cérébrales.
C’est avec des efforts inouïs pour ne pas déraper mentalement qu’il a réussi à tenir toute la journée. A l’exception du déjeuner où la misère du plat du jour boudin- purée –de- pommes- désséchés- coulant- de- graisse, lui a fait lâcher « elle imagine que je vais avaler cette merde ? » La serveuse, immédiatement, est revenue avec une alternative appétissante. Elle était mignonne et tristounette, la serveuse, et notre séducteur inhibé lui a suggéré en pensée : « souris, beauté, tu ne mérites pas cet air triste ! ». Banco, la pause déjeuner au moins fut agréable.
Sur le chemin du retour, il s’est retenu de faire passer les feux au vert, puis au bureau de provoquer la gamelle de son chef après qu’il l’ait titillé sur des erreurs de rédaction. Il n’a pas non plus fait avancer l’horloge pour sortir plus vite, ni fait verser le café de la secrétaire sur sa jupe bien qu’elle l’ait éconduit au profit du gros Marc, ni fait sortir les clients avant la fermeture pour être pénard, ni bloqué l’ascenseur pour des collègues humiliants.
Enfin libre, comment va-t-il compenser toutes ces frustrations ? Il s’inventait des solutions en passant près de l’aéroport, mais étaient-elles raisonnables ?
Soudain, la voiture a bifurqué toute seule vers une direction qu’il ne souhaitait pas. Il ne le lui avait pourtant pas suggéré ! Plus moyen d’en avoir le contrôle, elle l’emmène sur un chemin forestier et se met au pas devant une falaise de calcaire où s’ouvre une grande porte métallique. Il veut s’échapper. Impossible. Et il a beau invoquer toutes les énergies, rien ne lui obéït plus.