Quand le livre se referme...

Invité

Ses ongles ont presque disparu, à force de lacérer les murs. Son sang affleure de partout. De ses doigts, de ses pieds qui ont tant marché, de ses seins qu’elle a presque arrachés, de ses cuisses qu’elle a voulu manger. De son sexe béant. De son ventre vain. De sa langue…

Et cette porte qui refuse de s’ouvrir. Et cette porte dont les mille verrous de fer la blessent, la brûlent à chaque fois qu’elle tente de les tourner. La fenêtre grillagée, fixée depuis une éternité sur le même paysage de neige, lui fait peur. Elle en évite la lumière blafarde.

Tout n’est que noir et blanc, bien et mal, bonheur et douleur, elle est dans le noir. Le sol vrombit soudain, l’univers tout entier tremble. Des flashs de vie lui reviennent, des instants passés qui s’agrippent à elle. Elle voudrait se jeter dans le vide avec eux. Pour les anéantir. Avec elle. Elle va le faire. Ses mains empoignent les barreaux, elle baisse le regard : ses pieds sont déjà à moitié dans le vide.

Juste un dernier sursaut de volonté. Et son saut – bref millénaire – éclate à la surface d’une immensité glacée.

Elle se réveille au matin sans se souvenir de rien. Les rêves se sont évaporés.

Elle s’extirpe des draps blancs et se prépare un thé rouge. Il ne reste plus que ça dans la cuisine ; un sachet de thé, une casserole et une de ces salades composées en conserve. Il lui reste encore quelques cartons à faire. Ou plutôt, il lui reste à départager entre ce qu’elle garde et ce qu’elle laisse. Elle a vendu tout ce qui valait cher et Emmaüs viendra dans l’après-midi pour récupérer les meubles qu’elle abandonne.

Elle boit son thé à petites gorgées en regardant par la fenêtre. Le jardin peut-être va lui manquer, plus que toute autre chose. Elle en avait choisi les fleurs avec tant de soin et d’amour… Mais elle ne regrette rien. Elle s’en fera un autre, de jardin, autre part, dans un autre endroit et un autre temps.

Une fois son thé fini, elle lave la casserole et la tasse puis les range dans un carton – qu’elle referme. Il va rejoindre tous ceux qui attendent déjà dans le salon. Rien ne sert de s’encombrer d’ustensiles de cuisine, d’outils de jardin ou de produits ménagers. Le bagage est déjà bien assez lourd, pourquoi l’alourdir de futilités ?

En réalité, elle n’emportera que quelques vêtements, son ordinateur, des livres, des CDS et un tableau du paysage de son enfance. Mais, au dernier moment, décide de garder un cendrier. Rien qu’avec ça, le coffre de sa voiture est presque plein. Tout le reste est emballé, prêt à être oublié.

Mais elle sent que quelque chose manque. Elle sent qu’elle doit accomplir un acte symbolique. Les fleurs. Elle farfouille pour mettre la main sur des allumettes, une paire de ciseaux, et sort composer un bouquet. Puis un deuxième, qu’elle prend plaisir à voir brûler dans un grand fût de métal, derrière la maison, où tellement d'autres choses ont déjà brûlé... A quatorze heure, on sonne à la porte. Au fur et à mesure que se déroule sous ses yeux l’hémorragie des reliefs de sa vie passée, elle se sent de plus en plus sereine.

Et puis c’est finit. Elle doit partir.

Elle s’arrête un instant, un instant encore dans le salon. Il est vide. Tout est étrangement vide sans photos ni tableaux sur les murs. Restent leurs fantômes, traces plus claires sur la peinture beige. Le canapé aussi a laissé son empreinte ; quatre creux dans le parquet. L’ombre d’un tapis dont le pourpre a quelque peu déteint. Elle laisse glisser ses doigts sur une trace de cigarette incrustée dans le bois d’une moulure.

Mais tout cela n’est que réminiscence. Tout cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est ce qui est derrière la porte. Elle sait ce qu’elle laisse derrière elle, elle ne sait pas ce qui l’attend une fois qu’elle l’aura – enfin – passée, cette foutue porte. Mais demain…demain… Elle a tout laissé. Les cartons d’objets : balourdés, les fleurs – belles et venimeuses : réduites en cendres, les images et les souvenirs : momifiés. Elle soupire, jette un dernier regard et se décide.

Sa main se pose sur la poignée, geste qu’elle a accompli mille fois mais qui lui semble nouveau. Peut-être la texture sous sa peau est-elle différente. Peut-être est-ce sa peau qui est différente. Ou alors…ou alors le silence et le vide…oui c’est cela, le silence et le vide ont modifié l’air et la matière. Rien n’est plus pareil. Rien ne la retient plus ici, dans cette grande maison vide.

La porte s’ouvre et la lumière intense du dehors l’éblouit, comme si c’était la première fois qu’elle la voyait vraiment. Ça brûle les yeux ça fait mal elle veut renoncer revenir en arrière dans les ténèbres confortables de son passé. Repliée sur elle-même, sur le seuil de la maison, elle attend. Quelques minutes pour se réhabituer, pour reprendre goût à la vie ce n’est pas du luxe.

Respire…respire…bien fort, se dit-elle pour se donner le courage d’avancer.

Une fois au volant de sa voiture, elle ne jette pas un regard en arrière. La clef tourne, le moteur vrombit – il faudra qu’elle change de voiture. Un sourire aux lèvres, elle traverse toute la ville puis se gare devant un immeuble. Digicode, escalier, deux étages. Elle dépose le bouquet sur un paillasson mais, après réflexion, en prélève une seule tige. Auréolée de pétales blancs. Puis elle s’en va – vivre ? quoi ? pour vivre quoi ?

Pour elle, un livre se referme.

Bien écrit, mais je m'attendais à une fin, une chute... enfin qu'il se passe quelque chose.
Mais c'est très réaliste... tu as déménagé récemment ?

Prophète Nombre de messages : 4029 Date d'inscription : 07/07/2007

Un texte très bien écrit, et plutôt angoissant.
C'est intéressant que tu ne fasses que suggérer sans expliquer, chacun peut y voir sa fin.
Moi voilà comment je comprends : elle part après une rupture, et laisse un bouquet de fleurs de son jardin sur le paillasson de son ancien amant. Il saura ainsi qu'elle est passée, qu'elle est partie, qu'elle lui pardonne peut être.
Mais tu laisses une ouverture large à toute compréhension.
J'ai vraiment aimé.

Invité

C'est ma tête qui déménage Filo...
Bravo Constance, t'as tout compris, à un détail près mais peu importe...
Merci pour ces coms aussi rapides !

Maître Nombre de messages : 1790 Date d'inscription : 08/07/2007

Un peu angoissant en effet. J'ai beaucoup aimé ce parallèlisme entre rêve et réalité qui donne à la suite de ton texte un certain relief.

Margo.

Prophète Nombre de messages : 4029 Date d'inscription : 07/07/2007

Heu, comme je suis hyper curieuse, je vais te demander : à quel détail près ? please... bounce

Hum, Constance, va voir ses "fantasmes" dans sa présentation... Rolling Eyes

Invité

Exact, le bouquet en question est destiné à une femme et non à un homme. Mais comme je le disais, ça n'a que peu d'importance, puisque c'est une fiction et non du vécu...

Prophète Nombre de messages : 4029 Date d'inscription : 07/07/2007

Compris... personnellement, je trouve le fantasme un peu maigrichon. Mais question de goût. Je préfère le genre Demi Moore...

Invité

Coucou Pando,

première chose, je suis très contente de lire enfin de nouveau,
deuxième chose, même si ce texte n'est clairement pas au même niveau de tes précédents, il est terriblement réaliste.
Alors bravo encore de tant de talent jeune demoiselle.

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