Fragment 22 L'orphelinat du père Halluin
Sur la photo satellite d'Arras, on distingue à peine sous les frondaisons, le contour étoilé de la citadelle Vauban. Une forteresse colossale et ingénieuse de craie, de briques et de grès, accessible par un pont-levis et cernée de douves.
La région du Nord, la France entière et la Belgique sont parsemées autour des villes frontières de ces ouvrages de défense dont WG SEBALD dit dans « Austerlitz »: « ces emblèmes du pouvoir absolu et du génie de leurs stratèges attachés à son service...n'ont pas rempli leur fonction".Si ce n'est celles de tenir en lieu clos et protégé un arsenal et des troupes soignant la paranoïa de leurs chefs et d'éventuellement sécuriser l'opinion. De servir encore d'enjeu honorifique et macabre par leur positionnement relativement stratégique: Verdun, Douaumont. La guérilla et la mobilité ont donné depuis raison à leurs concepteurs par leur efficience.
La citadelle d'Arras,-quel joli nom léger pour un usage guerrier-, n'a jamais servi que d'épouvantail massif et coûteux: elle n'existait pas pendant la guerre avec l'Espagne où Cyrano recueillait le dernier souffle du beau Christian et fut obsolète ou contournée pendant les conflits ultérieurs.
La légende dit que l'occupant allemand fit courir dans ses fossés les résistants condamnés à mort et qu'ils servirent ainsi de cibles mouvantes aux exercices de tir.
Je fus impressionné par la hauteur des remparts et soucieux d'éviter que les enfants ne s'y metttent en danger quand je les accompagnais pour leurs jeux. Nous étions deux ou trois chaque jeudi après midi pour emmener les orphelins de la Maison des Enfants du Père Halluin jouer dans les anciennes douvess colonisées par une végétation abondante.
Cette activité, les rendez-vous chez le dentiste ou une rare sortie en groupe au théâtre étaient les seules occasions de sortir de l'internat Baudimont où les études secondaires tournaient en rond, mois par mois, entre quatre murs aveugles et sur quatre étages.
Les enfants portaient la blouse grise en coton, des chaussures à semelles de bois et sur leur visage marqué la trace des carences affectives.
Eux et M., la cousine handicapée suite à l' arrestation de son père et au choc subi par sa mère enceinte, ont été les premiers jalons d'un parcours orienté vers les plus démunis. Cet oncle, incarcéré à Arras, échappa au sort de lapin mitraillé. Et ce parcours s'initiait ici à un exemple célèbre.
L'abbé Halluin avait ouvert cette maison d'enfants en 1846, rue du Coclipas, dans sa propre demeure, après avoir pris en coeur et en compte, à compte de coeur, les enfants délaissés de son quartier où il était vicaire. Ils se nourrissaient des restes de la garnison et l'intégration par le travail était la visée, déjà. La Compagnie des Mines de Béthune, en manque de main d'oeuvre pour l'extraction de la houille en 1866, lui a proposé la tenue d'un établissement pour enfants sans parents, à Bully -les-mines, au "hameau des brebis",- brebis égarées pour le coup-, qu'a dû connaître ma grandmère paternelle issue du même quartier.
L'accueil s'y faisait à partir de douze ans et en contrepartie de leur travail, les enfants percevaient un salaire quotidien d'un franc et soixante quinze centimes dont aussitôt un franc vingt cinq était prélevé pour leurs frais de prise en charge et l'entretien de la maison. Les cinquante centimes restant mis en compte jusqu'à l'émancipation des "galibots". Le père d'Alzon, abbé de la congrégation des assomptionistes en visite à "Brebis" avec le père Halluin décrit leur vie: garçons ou filles, descente à la mine à cinq heures, pieds nus et un casque de cuir sur la tête, et retour à 15 heures, toilettte et repas frugal. Ce concept ne tint pas dix ans.
La statue du bon père, un saint pour son époque, distingué par un prix de 3 000 francs venu de l'académie française en 1859;- une distinction relatée entre autres par le journal de Instituteurs et par celui de Toulouse du 28 août de l'année-; garde à Arras la place du Wetz d'Amain, face à l'hopital St Jean. Sur son piédestal entouré d'une grille forgée et de tilleuls, je l'ai retrouvée sur plusieurs cartes postales du début du vingtième siècle dont l'une montre de dos trois hommes en blouses blanches coiffés d'une casquette, le balai à la main, assis sur un banc faisant face à l'entrée monumentale de l'hôpital pendant qu'un quatrième continue de balayer les feuilles de la rue devant la charrette à bras aux grandes roues de bois. Les costumes et outils ont changé, me disais-je, pas les attitudes.
Avant la mécanisation agricole et les clôtures électrifiées des années cinquante, il était aussi courant de faire travailler les enfants au gardiennage des vaches dans la campagne bretonne. A la foire de la St Jean, paysans et chercheurs d'embauche marqués d'une fleur ou d'un rameau à la boutonnière se croisaient dans les rues du bourg et se choisissaient à l'allure, sur "pied". Autour de la bolée de cidre se concluait le contrat oral et le fermier remettait une grosse pièce à la famille. Elle devrait la rendre au double en cas de défection. Nourris, logés, les enfants ne passaient que le dimanche en famille mais ils devaient rentrer pour la traite du soir.
A seize ans, quelque cent ans après l'assomptioniste, mes élans généreux envers les enfants perdus n'étaient récompensés que par un copieux goûter; et par le gîte et le couvert pendant la colonie acceptée l'été suivant comme animateur, autour de la "grotte",-représentation de l'apparition de la Vierge à Lourdes-, à Merlimont-plage, sous l'autorité du père Aloïs et avec les mêmes gosses. Faire le pion l'année d'après ne rapporta guère plus que le coût mensuel du tabac.
Après avoir franchi la double porte cochère qui bouclait l'orphelinat, nous flânions sous les tilleuls du boulevard Crespel. A l'entrée de la rue Sainte Claire, nous rencontrions souvent Moïse, le vieux clochard à la barbe patriarcale qui nous entretenait d'une philosophie aux accents de dérision. Il renvoyait une image de Verlaine, venu faire ses frasques dans la rue d'Amiens voisine en même temps que notre abbé bâtissait dans ce quartier une maison désormais déménagée à Rumaucourt et dirigée, comme par hasard, par un ancien collègue des années tourquennoises.
Me voilà subjugué, après ces petites recherches à partir d'un souvenir fugace, par la jonction entre l'Histoire et l'intime. Et René Huyghe, grand historien de l'art lu avec passion, en ajoute au compte quand je retrouve aujourd'hui trace de sa naissance dans la rue Baudimont et trace de son logement plus tard comme voisin du père Halluin. Vu de loin, cela semble s'articuler dans une proximité. Vécu de près, la distance avec ces personnages était marquée de différence de classe, d'ambition et de conscience. La part des choses fait apparaître de nouvelles nuances aux racines.