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 LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE

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MessageSujet: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeMer 22 Oct - 23:27

4ème partie : LE JUSTE
1625 AC

-1- Dhorès-

Le Seigneur dit:
“Si malgré le message de la Juste Parole le Mal envahit irrémédiablement le Monde,
ceux qui auront œuvré dans le bon sens seront assurés de revivre,
leurs âmes réunies en un être parfait, le Transcendé, dont l’esprit de félicité
transcendera tout ce que le Grand Tout aura réussi dans le sens du Bien.
Le Juste Transcendé incarnera toute la meilleure partie humaine du Grand Tout,
et tous ceux qui serviront le Mal se sentiront menacés par Lui.
Ce sera alors le début de la fin de notre espèce et du Septième Âge.
Lui seul survivra pour l’éternité, et à travers Lui les âmes qu’Il portera.
Un signe annoncera sa venue au Monde.”

Chroniques de la Juste Parole - Evangile de DeGans - Chap.VI - v.58-64


En fin d'une matinée d'été, le soleil écrasait le désert d’une chaleur intense et immobile.
Le Labyrinthe de Mand s’étalait au sud de la ville sainte comme une forteresse basse en forme de comète, sur cinq cents mètres de longueur et presque trois cents de largeur. Dhorès en connaissait le plan par cœur. Non le plan complet, mais au moins le Juste Chemin, le seul qui permettait de le traverser et d’en sortir. On le trouvait un peu partout, dans des bouquins, sur Internet, en dessin, en photo aérienne ou en 3D sur disque Vcom, et même dans la nouvelle édition illustrée des Chroniques qui reproduisait le schéma original de Tokyas, descendant du Patriarche, celui qu’il avait dessiné avant d’ériger le site en pierre.
Il n’y avait donc plus aucune gloire aujourd’hui à réussir le parcours initiatique, c’était à la portée du premier venu.

Le site était envahi par les touristes du Monde entier, même par les non-Justes, et entre la reproduction fidèle de la Hutte de la Natalité et le Labyrinthe, la ville de Mand devait se faire un bon magot.
Rien d’étonnant à ce que la Pancallie fût l’un des pays les plus riches du Monde. En termes de revenus, le tourisme religieux devait même passer avant le pétrole, supposait Dhorès. Il ne s’était jamais documenté sur cette question, mais il le ferait sûrement. Son reportage se devait d’être le plus complet possible.

La voiture qu’il avait louée à l’aéroport de Pamaval semblait poser un problème de surchauffe après seulement deux cents bornes. La chaleur étouffante n’y était pas pour rien, mais elle avait intérêt à tenir pour le retour, sinon ils allaient l’entendre !
Heureusement il n’eut pas à tourner pour trouver une place, le parc de stationnement était immense.

Lorsqu’il prit sa place dans la file d’attente à l’entrée du Labyrinthe, il tomba en admiration devant l’arc de pierre entièrement sculpté, qu’il put contempler en détail en attendant son tour. On y reconnaissait toutes les scènes symboliques du parcours du Prophète, de la Natalité illuminée par la Comète jusqu’à l’Apposition frontale lors de son dernier soupir, en passant par la Conversion de DeGans, la Séduction des animaux, l’Appel de Mila, et les points contestés par la Réforme : les miracles et le changement de sexe.
L’arche était surplombée par le symbole de la Comète, immense sculpture dont la partie supérieure, l’étoile, avait été restaurée au onzième siècle.

Ce fut enfin au tour de Dhorès d’entrer, après avoir payé un prix équivalent à une nuit d’hôtel. Afin de protéger les murs séculaires du vandalisme, de fines grilles métalliques avaient été installées partout le long des murs. Il le savait, mais ne s’était pas attendu à ce qu’elles soient aussi peu discrètes.
Ils auraient pu mettre des vitres à la place, au moins, quel gâchis !

Bien que connaissant le parcours d’avance, il se trompa et dut rebrousser chemin à deux reprises. Il mit pratiquement deux heures avant de sortir, accompagné par un couple d’Adriniens qui cherchaient la sortie depuis le début de la matinée. L’air emprunté de la femme semblait surjoué, mais il avait déjà été en Adrins et savait que c’était parfaitement naturel là-bas. Ils se fondirent en remerciements et insistèrent pour lui offrir un verre dans un bar au centre de Mand, mais il déclina l’offre. Il avait du travail, et la compagnie de cette femme au rire zinidien avec sa voix haut perchée et son éventail l’excédait déjà.

A la préfecture de Mand, il obtint facilement les renseignements qu’il était venu chercher. Il lui suffit de montrer sa carte de journaliste gallon.
Le type de l’état-civil le prévint néanmoins qu’il n’était pas le seul à lui avoir demandé la liste des enfants nés à Mand le premier jour de la comète.
“Depuis vingt ans, vous pensez, quelques-uns de vos confrères ont défilé ici, certains venaient même de Karwynn, comme vous ! Mais si vous voulez mon avis, vous perdez votre temps ; si le Rédempteur était déjà venu au monde, il aurait déjà commencé le boulot, vous croyez pas ?”

Six enfants étaient nés ce jour-là à Mand, plus les vingt-huit nés à Pamaval, moins deux décédés, cela portait à trente-deux le nombre de personnes âgées de vingt ans auxquelles il allait s’intéresser maintenant.
Il se faisait peu d’illusions, il savait très bien que d’autres avaient déjà enquêté avant, mais par bracelet-com ou par Internet ; lui était sur place et allait les rencontrer un par un.

Comme tout le monde, il avait entendu parler de Mandiny, cette fille faisant partie des six de Mand, que ses parents avaient voulu appeler carrément Mandi, convaincus qu’ils étaient d’avoir enfanté le Transcendé, ou plutôt la Transcendée, parce qu’elle était née le bon jour et au bon endroit, mais la préfecture avait refusé le prénom. Mandiny avait été conditionnée par sa mère dès son plus jeune âge à jouer le rôle mystique adapté à la situation, et on avait parlé d’elle à plusieurs reprises dans le Monde entier. Mais à part son propre entourage, personne n’était convaincu. Elle jouait trop mal son rôle, elle était vulgaire, et récitait à qui voulait l’entendre des extraits des Ecritures, ou de louches “prophéties” rédigées à l’évidence par son imprésario de mère. Pathétique. Mais Dhorès allait néanmoins la rencontrer, autant que les autres.



LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Labyrintheplan12rc

Plan du Labyrinthe de Mand
d’après le plan original de Tokias – II siècle AC






*


Garsh, comme toujours, était chargé d’annoncer une mauvaise nouvelle au vieux.
Cela ne changerait pas grand chose à la situation, mais il était tenu d’informer le vieux de tous les événements importants touchant de près ou de loin la Juste Parole dans le Monde, avant qu’il ne l’apprenne par un autre, ou pire par les médias. C’était son rôle, et les services de renseignements qu’il dirigeait - les meilleurs au Monde d’après le Karwynn Analyste - étaient si efficaces que certains grands événements pouvaient être ignorés du public, bref étouffés, ou carrément empêchés avant même qu’ils ne se produisent.
Ce n’était malheureusement pas le cas pour cette affaire, mal partie, dont l’escalade pouvait s’avérer dangereuse à moyen terme.

La comète de 1605 avait relancé toutes sortes de débats, de remises en question au sujet de la Juste Parole, non seulement entre les Orthodoxes (certains disaient les justes Justes) et les Réformés comme les Tills et les Gallons, mais aussi et surtout de la part des Scientistes.
Cette fois, il s’agissait de trouver une parade avant que les Scientistes les plus acharnés comme les Sylaniens ou les Kanbriens ne passent à l’attaque médiatique et scientifique.

L’ascenseur silencieux s’immobilisa au niveau réservé, celui du vieux, accessible seulement par quatre personnes, dont Garsh.
Il en sortit et appuya sa main droite sur la vitre lumineuse d’identification, afin de se faire annoncer par le secrétaire virtuel. En attendant, il inspecta son allure dans le grand miroir où se cachait la porte.
Le renflement de ses seins se voyait bien, mais sans provocation. Son maquillage masquait les traces malencontreuses de sa dernière dépilation ; il avait d’ailleurs rendez-vous aujourd’hui pour une nouvelle. Son tatouage en forme de comète, récemment repigmenté, resplendissait sur son front en rouge sang. Sa robe pourpre bordée d’or tombait juste au dessus des pieds, et sa chevelure attachée en une longue queue de comète s’échappait d’une toque figurant l’étoile.

Bon, c’est pas mal pour cinquante-cinq ans, si tout va bien, dans deux ans je franchis le pas et me fais émasculer. Je serai alors plus proche de la femme que de l’homme. Comme le vieux gâteux, mais en mieux. Pas difficile, remarque.

Un voyant jaune s’éclaira sur sa droite, le Prêtre Suprême allait enfin le recevoir. La porte coulissa au centre du miroir, et il entra. La voix impersonnelle de l’ordinateur-secrétaire l’annonça: “Entrée du Grand Prêtre Garsh à 13h08”.
Sachant que le vieux était à coup sûr affalé sur son fauteuil ergonomique dans la pièce du fond, il traversa directement le vestibule dont les murs étaient entièrement recouverts d’anciennes tapisseries et de tableaux pieux.
Le vieux était bien là, voûté, piquant du nez et tremblant des mains, débordant de son siège pourtant adapté à son énorme anatomie, mais il avait encore grossi. Sa toque était posée sur la petite desserte à sa gauche. Contrairement à l’usage, il ne la mettait jamais en présence de Garsh qui lui était suffisamment intime. Sur son crâne brillait la plaque métallique que les meilleurs chirurgiens du Monde Juste lui avaient posée à la suite de son opération du cerveau ; la peau artificielle n’avait pas tenu, et il s’en fichait. Son nouvel appareil auditif se voyait très peu, contrairement au précédent.
Sans les progrès de la médecine moderne, le vieillard serait mort depuis au moins une quinzaine d’années.

“Journée prolifique, Notre fils, dit-il de sa voix traînante et voilée, quelle est cette affaire importante dont vous vouliez Nous parler ?

- Votre Suprématie, nos agents d’Amhin nous ont communiqué hier la nouvelle d’une découverte qui pourrait s’avérer fâcheuse.

- Que peut-on attendre d’autre de la part des Tills ? Venez-en au fait, Notre fils, Nous ne sommes pas en forme aujourd’hui.

- Un historien du cinquième siècle, mort lors de la Révolution, aurait prétendu avoir découvert à l’époque que les originaux des Chroniques étaient des faux, des palimpsestes. Ce qui signifierait que la Juste Parole est un canular depuis le début.

Le vieux ferma les yeux, grimaça et fut pris d’une quinte de toux. Toute la masse de son corps fut secouée pendant plus d’une minute, à l’issue de laquelle il aspira un peu d’eau dans un tuyau placé à la droite de sa tête.
- Nous qui croyions avoir tout entendu ! dit-il enfin. Ce sont les Tills qui prétendent cela ?

- Oui votre Suprématie, des Scientistes.

- Evidemment. Et sur quoi repose cette théorie ?

- Une importante bibliothèque privée s’est retrouvée sans succession, une vente aux enchères a dispersé un grand nombre de livres précieux, de manuscrits anciens, parmi lesquels les mémoires de Fraden. Historiquement, cette découverte est un événement.

- Fraden, le président du Conseil Révolutionnaire de 412 ?

- Oui. Il y raconte en détail sa jeunesse de militant, ses études à l’Académie de Pamaval et son ascension soudaine au pouvoir. Il justifie ses prises de position politiques, institutionnelles, il explique sa conception de la république et de la démocratie, il justifie notamment sa décision très critiquée d’accepter l’allégeance avec Tillbrande, qui lui a valu son impopularité, puis il raconte son exil forcé à Amhin. Mais il parle aussi d’un de ses anciens professeurs d’Histoire, Préthonius, spécialiste en études scripturaires de l’Antiquité, premier traducteur des Tablettes de Bondi et exégète des Testaments Yskandars, qui, lors d’un forum scientifique de l’Académie, avait exposé cette théorie sur la fausseté des Saintes Chroniques. Les autorités Justes de l’époque l’emprisonnèrent pour blasphème. Mais la Révolution éclata à cette époque, et durant la prise du palais, il fut libéré. Puis il se suicida chez lui peu après, par pendaison.

- Nous connaissions l’œuvre de Préthonius, mais non sa fin tragique. Dites-Nous pourquoi cette histoire pourrait être fâcheuse ?

- Parce que les Scientistes vont sauter sur une telle occasion - qu’ils n’espéraient même plus - de discréditer les fondements de la Juste Parole ! Ils vont certainement publier ce manuscrit, privilégier et médiatiser ces allégations, puis nous demander l’autorisation d’analyser les originaux des Saintes Chroniques, pour que le Monde en ait le cœur net.

- C’est fâcheux, en effet. Mais qu’est-ce qui vous fait dire que l’analyse des manuscrits originaux pourrait confirmer les accusations de Préthonius ? Vous pensez que ce sont vraiment des faux ?

- Votre Suprématie, je suis allé ce matin au Département des Archives du Temple ; dans les dossiers secrets, j’ai trouvé ces fameux travaux de Préthonius, ainsi que des reproductions de manuscrits des Probes, qui étaient arrivés aux mêmes conclusions avant même d’assassiner le Prophète. Tous ces documents sont ...inquiétants.

- Inquiétants ?

- Je dirai même ...accablants.

- Vous Nous inquiétez...
Soit ! Donnez l’ordre à nos agents d’intercepter à tout prix les mémoires de Fraden, et de les détruire...

- L’ordre est déjà donné, votre Suprématie.

- ...ainsi que ceux qui ont pu les lire, bien entendu.

- Bien entendu.”
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeMer 22 Oct - 23:31

*


Dhorès devait s’y résoudre : sa piste n’était pas la bonne. Il avait interrogé plus de trente jeunes Pancalliens de vingt ans, vingt-et-une filles et onze garçons, dans l’infime espoir, au mieux, de trouver le Transcendé potentiel, au pire de compléter son reportage sur l’état de la religion dans cette époque moderne, surtout chez les nouvelles générations.

Mais ces jeunes, à part deux ou trois allumés jouant un rôle parce qu’ils étaient nés le premier jour de la comète comme le Prophète seize siècles plus tôt, ces jeunes non seulement ne manifestaient aucun intérêt sérieux pour la Juste Parole, mais pire : ils se fichaient éperdument (à part quelques influençables conditionnés au bon moment) de la spiritualité, des traditions, des vieux, de la politique et, pour la moitié au moins, de leurs études.

Ce n’était peut-être pas nouveau, mais la génération de la comète était la génération du Rien. Tous leurs centres d’intérêt tournaient autour du divertissement, de l’oisiveté, du paraître, du superficiel.
Particulièrement des divertissements audiovisuels, avec notamment l’avènement des jeux de rôles virtuels : grâce à des lunettes-écrans spéciales et des écouteurs, des combinaisons moulantes équipées de stimulateurs à sensors et de logiciels capables non seulement de recréer une super réalité mais aussi de la modifier en fonction de la moindre action du joueur, on décrochait facilement de la réalité, surtout qu’il était de bon ton de se stimuler les neurones avant, pour se mettre en condition à l’aide de produits hallucinogènes. La distraction individualiste poussée à son paroxysme.

Mais les divertissements, c’était aussi les séries ciblées, les jeux ou la publicité ludique ciblée, les émissions cultivant le superflu et l’artificiel ; la musique dont la mode était aux rythmes et aux sons informatisés, inhumains, où l’inspiration poétique, la virtuosité et l’improvisation n’avaient plus leur place ; la banalisation de la violence, de la mort et du sexe ; et le sport, qu’une élite surentraînée, dopée, surmédiatisée et surpayée pratiquait à la place du peuple, donnant à celui-ci l’illusion de participer, sans se rendre compte du processus de fanatisation et de consommation qui s’exerçait sur lui.
Et même si le peuple s’en rendait compte, il l’acceptait en une inconsciente soumission.
Les performances des outils de communication, en plus de tout banaliser, servaient la propagande éhontée qu’exerçait les politiques sur le peuple, les multinationales sur les consommateurs, les sectes ou religions prosélytes sur les âmes perdues, fanatiques potentiels.

Même si les sociétés “évoluées” étaient elles-même conscientes de ces perversités du modernisme, même si certains osaient les dénoncer, et même si Dhorès lui-même l’avait déploré plusieurs fois déjà en vingt ans de carrière, ce constat s’imposait à présent à lui avec une force nouvelle, une acuité soudain démesurée.
Car il se trouvait à Pamaval, la capitale mondiale de la religion dominante, où l’on pourrait s’attendre à trouver une certaine résistance à ces phénomènes, une alternative spirituelle, une conception plus authentique et sereine de la foi, de la vie et de l’humain.
Or il constatait que la jeunesse de Pancallie, et pas seulement la jeunesse, était paradoxalement plus pervertie encore qu’ailleurs dans le Monde.

L’humanité s’éloignait à grands pas exponentiels de ce que la Nature avait fait d’elle à l’origine, et donc de l’intention première de la Juste Parole.
Les prêtres Orthodoxes et de nombreux fidèles cultivaient l’androgynité et le travestisme pour correspondre plus encore à l’idée qu’ils se faisaient du Prophète Mandi. Quatre-vingt pour cent des Grands Prêtres Orthodoxes étaient même des transexuels opérés. Ils voulaient quitter ce monde en femmes. Et la mode s’était largement répandue au peuple.

Dhorès s’étendit sur le lit de sa chambre d’hôtel. Il avait une montée de prise de conscience, un pic de honte et de fataliste culpabilité.
Il suffit, pensa-t-il, de voir, comme à Karwynn d’ailleurs, la répartition entre les zones aménagées par l’homme et les rares coins de nature. La planète souffrait de l’homme comme une pomme souffre des vers et des moucherons. L’homme était le champion incontesté des parasites. Il parasitait non seulement sa planète, son atmosphère, mais aussi lui-même.

Était-il trop tard ? N’était-ce pas effectivement le bon moment pour la venue d’un rédempteur ? D’un être, divin ou non, que les gens écouteraient, qui les mettrait en confiance et les ramènerait sur le bon chemin, le Juste chemin ?
Dhorès, bien que non-croyant, n’était pas Scientiste pour autant. Il croyait quelque part en quelque chose hors de la portée humaine qui avait dû organiser tout cela. Il refusait la tyrannie du dogme autant que celle du raisonnement scientifique systématique.
Mais il était convaincu que l’arrivée du Sauveur que les Justes attendaient pouvait encore changer les choses.
C’était, oui, urgent.

Son bracelet-com vibra. C’était le professeur Krief, qu’il avait suivi tout un mois en Hassinie l’année précédente pour un reportage sur l’installation de puits de pétrole dans des zones habitées, et les conséquences sur les populations de ces sites.
Krief appelait d’Yskandara, et lui proposa un scoop.
Le scoop de sa vie.
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeSam 25 Oct - 4:58

-2- Inohé-

La Comète de Mandi est périodique, c’est à dire qu’elle repassera dans notre système solaire en 3210.
Sur les 83 258 enfants nés le premier jour de son observation, peut-être figure le Juste des Justes,
mais peut-être ne viendra-t-il qu’au prochain passage de la Comète!
Il se peut aussi que le fameux signe qu’évoquait le Prophète ne soit pas le retour de la Comète.

Dhorès Khteil - Karwynn Analyste (édition spéciale Semaine de la Comète - 1605)


Le Frère Talym marqua sa page et ferma son livre, un recueil de poésie Quiunite. Le Gallon venait de se réveiller.
Il entra dans la chambre et alla entrouvrir les volets pour faire pénétrer un peu de jour.
“Jour prolifique, lui dit-il en Yskandar, bienvenue chez les vivants.

Le Gallon comprenait, il répondit aussi en Yskandar :
- Où est-on, ici ? Que s’est-il passé ?

- Vous êtes au beau milieu du Désert d’Ysk, à mi-chemin entre la Mer d’Ysk et la Mer des Rois, à vingt kilomètres environ du chantier pétrolier qui était votre destination ; dans la meilleure chambre de la plus ancienne mission Juste d’Yskandara. Vous sortez d’un coma de deux jours. Vous avez eu un accident très grave dont vous êtes le seul survivant. Désolé pour votre compagne.

- Oh Seigneur ! Gaylin ! Elle... elle était ma collaboratrice, pas ma compagne. ... et le camion ?

- Ecrasé en bas de la carrière.

- J’aurais mieux fait de mourir aussi, tout cela est de ma faute, avec mon obsession des raccourcis. La Compagnie est au courant ?

- Oui, le professeur Krief est venu avant-hier. Il a même assisté à votre opération.

Il examina sa blessure : un trou couvert d’une pâte marron en dessous de la clavicule droite.
- Mais... ce sont des excréments?

- Non, du henné. C’est cicatrisant. Une barre de métal vous a traversé la poitrine de part en part. Vous devriez être mort ; seul un miracle pouvait vous sauver, et Inohé l’a fait.

- Inohé ?

- Inohé vit parmi nous. Il a des pouvoirs de guérisseur exceptionnels.

- Un médecin du désert ? Un Yskandar ?

- Non, ou peut-être, du moins personne ne sait d’où il vient, il a grandi ici, il a toujours vécu ici.

- Je pourrai le remercier ?

- Nous demanderons au Grand Prêtre.”






*


Tu es comme moi.
Tu n’es pas né ici, mais on t’a amené. Tu as grandi, et maintenant on ne se passe plus de toi.
Comme moi. Mais toi tu vas continuer. Longtemps, très très longtemps.
Moi j’ai bientôt fini. Le Mal est partout... Ils viennent me chercher.
Non, je n’ai pas peur. Ta grande sagesse m’a tellement appris.
Tu vas me manquer.


Des pas approchaient. On tapa à la porte de la cour, c’était le Grand Prêtre. Il amenait un étranger, un Gallon comme le blessé. C’était lui, le Messager. C’était lui qui venait le chercher.
Il ne répondit pas. Il ne bougea pas. Il garda le front contre le tronc de l’arbre, avec qui il était encore connecté.

“Inohé, j’entre ! dit tout haut la voix du Grand Prêtre. Je viens te présenter un grand ...
La porte s’ouvrit, le Grand Prêtre était accompagné d’un homme grand, brun, la quarantaine, porteur d’une mallette noire. Celui-ci resta figé en découvrant Inohé entièrement nu, complètement recouvert d’une matière sèche grise, et accroupi le front contre un palmier, le seul arbre de la cour.

... un grand journaliste ! Il s’appelle Dhorès Khteil. Veux-tu que nous revenions plus tard ?

- Non, entrez, vous ne me dérangez pas. Je savais.”

- Il sait toujours tout ! On s’y habitue.”

Inohé se leva, et Dhorès découvrit avec stupeur que le jeune homme n’en était pas vraiment un. Ou plutôt qu’il était parfaitement le mélange d’un homme et d’une femme: deux seins bien féminins gonflaient sans équivoque sa poitrine, et un sexe masculin trônait nonchalamment entre deux hanches un peu rondes. Sa très longue chevelure semblait négligée et rassemblée par de grosses nattes agglomérées. Ses épaules et ses bras dégageaient une masculinité démentie par les traits fins de son visage imberbe. Sa voix était celle d’un jeune homme de quatorze ans.
Il/elle était naturellement ce que cherchaient à devenir artificiellement les plus fervents Orthodoxes.

Il/elle souriait, aucunement gêné, semblant ignorer ce qu’était la pudeur. Dhorès se sentit un peu guindé dans sa tenue flambant neuve, dernier cri de l’équipement de survie dans le désert, avec dans sa mallette à soufflets ses dossiers, statistiques, coupures de presse, historiques et autres listings qui s’avéraient soudain probablement inutiles.
“Heu, jour prolifique ! dit-il en souriant.

- Tu souris bien, sans forcer. Tu as vu le Mal, je le sais, mais tu souris. Même dans ton cœur. Bien. Viens t’asseoir.

Dhorès se tourna vers le Grand Prêtre d’un air de demander s’il pouvait, qui déclara en souriant:
- Je vous présente Inohé. Je vous conseille d’accepter son infusion de racines, ça nettoie. A tout à l’heure, je serai dans la médiathèque.

Pendant que le vieil homme refermait la porte, Dhorès vint s’asseoir par terre à côté de l’ascète androgyne.
- Si vous saviez depuis combien de temps je vous cherche ! dit-il.

- Je sais. Mais ce que tu veux faire est dangereux.

- Pour qui, pour vous ?

- Moi non, je ne suis qu’un instrument. Dangereux pour l’humanité. Pour la paix, l’équilibre entre les extrêmes.

- Mais...

- Non. Ne te méprends pas. Je suis l’instrument du Chaos.

- Rien que ça ! L’instrument du Chaos... Vous ne croyez pas que vous en faites trop ? Et d’abord qu’est-ce qui me prouve...

- Dhorès, tu es venu ici parce que le géologue m’a vu soigner son employé, puis j’ai deviné certaines choses de son intimité, et il a appris que nouveau-né, j’ai été déposé le lendemain de l’apparition de la Comète aux portes de ce monastère. Il t’a appelé et t’a convaincu que je suis sûrement le Juste. Or, tu recherches ce personnage de légende depuis longtemps, autant pour ta carrière que pour ton accomplissement personnel. C’est bien ça, ou es-tu là par hasard ?

- Oui, c’est ... exactement ça. Vous l’êtes, oui ou non ?

- Oui et non.

- Ah, super !

- Si tu repars et que tu me laisses tranquille ici, loin de tout, si tu n’ébruites rien, je ne le suis et ne le serai pas ; je resterai un guérisseur local quelque peu adulé dans la région et l’humanité pourra tenir encore quelques siècles avant de tout avoir détruit, mais entre nous je plains les générations des derniers siècles. Si en revanche tu veux ton scoop et me mets au devant de la scène, le processus fatal sera plus rapide pour l’humanité, mais la planète sera sauvée. Et la Nature continuera son aventure sans les humains.

- Attendez, vous voulez dire que tout l’avenir du Monde, enfin de l'humanité si j'ai bien compris, dépend de vous, de votre apparition en public ?

- Non, de toi, Dhorès.

Il eut un frisson. Ce fou/folle ne plaisantait décidément pas.
- Bon, si vous voulez m’impressionner, c’est réussi.
Il se leva nerveusement, regarda autour de lui. Un palmier, une remise en bois, un potager... le silence.
Inohé n’avait pas bougé. Il s’accroupit à nouveau en face de lui/elle.
- Mais moi, je ne suis personne ! Pourquoi devrai-je prendre cette responsabilité ? Enfin, en supposant que c’est vrai, parce que...

- Dhorès, tu vois ces grains de sable qui glissent lentement de ma main ? Difficile de les compter, de les reconnaître, de les choisir. Cette traînée, cette chute douce, lente, hypnotique, regarde-la tandis que je penche ma main.
Arythmique et pourtant fluide comme la vie, évidente et sereine comme la foi, inéluctable comme la mort.
Tu n’entends pas son vacarme, pourtant tout n’est que vibrations, musique, création, énergie, pulsation anarchique, échantillon du chaos. Car le chaos est partout, et il n’est pas seulement destruction, il est diversité, hasard, art.
Il/elle ouvrit sa main complètement, et la tapa contre l’autre.
Mais s’il faut choisir un grain de sable, un seul. Sur le désert entier... (il/elle approcha sa main ouverte des yeux de Dhorès) pourquoi ne pas prendre celui qui justement s’est accroché de lui-même à moi ?

- La métaphore est bien jolie, d’accord, mais pourquoi ne pas prendre cette décision vous-même ? Vous semblez suffisamment sage et averti... Pourquoi moi ?

- Je ne suis qu’un instrument optionnel du Grand Tout. Une projection de ce qu’on attend. Un récipient qui attend d’être empli, puis cassé.

- Cassé?

- Oui, je serai sacrifié. Mais ce n’est pas l’important. Toi tu es une part du Grand Tout, et pas la moindre.

- Pas la moindre ?

- Le constat que tu as fait hier sur l’humanité, la honte que tu as ressentie sur ton lit, ta position centrale entre les courants extrêmes de pensées, ta compassion pure et sincère, tout cela m’interpelle...

- Co... comment savez-vous ...

- Tu vois, le hasard fait bien les choses ; un fanatique aurait pu venir me trouver. Mais te voilà, toi.

- Si je comprends bien, je ne suis pas là par hasard. Et je dois décider de l’avenir de l’humanité...
Merde, j’ai mal à la tête !

Il se releva à nouveau, et marcha en cercle dans la cour.
- Je suis venu ici dans le but de trouver le Juste et d’en informer le Monde. Je crois que l’humanité a besoin de cette venue.
Je choisis donc cette éventualité, contre la stagnation aggravante.

- Soit. Ils m’appelleront le Transcendé, mais ils ignoreront que celui qui aura décidé, celui qui sera habité du Bien authentique de l’humanité, le Juste, c’est toi. Et que le Bien aura justement choisi de sacrifier cette humanité pour sauver la Nature, et la Vie.
Mais un nouveau cycle d’univers ré-enfantera notre forme de vie, plus tard. Ainsi que d’autres et encore d’autres. Car le Grand Tout est infini.

- Rien n'est donc perdu pour l'humain ?

- Non, il y aura d'autres chances, je te le promets.”


LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Inohe13cl

Inohé, par Camille Dufayet
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeSam 25 Oct - 15:07

-3- Le scoop-


“Nos cellules sont les petits maillons d’une chaîne qui, assemblée, nous constitue.
Et nous, nous ne sommes que les maillons d’une immense chaîne,
qui a besoin de tous ses maillons pour être le Monde;
qui n’est qu’un maillon de l’immense chaîne de notre galaxie;
cette dernière n’étant qu’un infime maillon d’un vaste univers;
qui est lui-même un maillon, une cellule d’un objet ou d’un être vivant
dans un autre niveau inimaginable du Grand Tout...
- Soit, mais l’Amour dans tout ça ?
- L’Amour, son rôle est doublement primordial, car c’est ce qui hisse la chaîne.
Et ce que hisse la chaîne...”

Interview d’Inohé dans la revue “Jour d’Adrins”



Golan ! Je t’y prends encore à manger, manger, toujours et encore manger ! Un jour tu seras si gros que tu ne pourras plus marcher. Agenouille-toi devant la Comète ! Et maintenant récite-moi vingt fois la formule de contrition ! Sinon c’est le bâton !


“Entrée du Grand Prêtre Garsh à 10h22” déclara la voix impersonnelle, tirant le Prêtre Suprême des réminiscences de son enfance.
Garsh était chargé de journaux, de magazines et de disques. Il posa son fardeau sur le siège qu’il occupait d’habitude, avant de s’incliner pour le salut rituel.
“Journée prolifique, votre Suprématie. Je vois que je vous ai réveillée, j’en suis infiniment désolé.

- Ne le soyez pas, Notre fils, Notre sommeil Nous est si pénible qu’en être tiré Nous est d’un agrément certain. Qu’avez-vous donc amené là, de la lecture ? De la distraction, enfin ?

- J’ai peur que cela ne vous réjouisse pas, votre Suprématie. C’est décidément l’été des révélations. Pendant notre pause de fin de semaine, avant-hier pour abstinence et hier jour de Mandi, les événements extérieurs, eux, se sont précipités.

- Vous Nous inquiétez, Garsh. Au fait ! Lisez !

- Très bien. Nous avons ici le Karwynn Analyste, qui a mis le feu aux poudres :
LE TRANSCENDÉ ENFIN DÉCOUVERT !

- Quoi ? Lisez, lisez...

- La Prophétie se réalise : le Transcendé annoncé par les Justes est bien né le premier jour de la comète de 1605. Il a aujourd’hui vingt ans. Il n’a jamais quitté le Désert d’Ysk, n’a jamais vu une ville, mais n’ignore rien de ce qui se passe dans le monde et dans le cœur des hommes. Pourtant, personne ne l’informe, il n’a jamais eu accès à l’écran d’un vidéo-com, il n’a même pas de bracelet-com. Mais s’il vous croise il peut vous dire le nom de vos parents et le dernier rêve que vous avez fait. Son don lui vient du Grand Tout avec qui il est connecté directement. Son nom : INOHÉ, son sexe : hermaphrodite...

- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ce journal est la voix du Temple Réformé. Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’un canular ?

- Nous en somme sûrs, votre Suprématie.

- Vous l’avez sur disque ? Nous voudrions voir à quoi cet imposteur ressemble.

Garsh inséra un des disques dans une fente sous un module de commande.
- Pourquoi serait-il nécessairement un imposteur ? Peut-être est-ce vraiment Lui.

- Vous l’avez lu vous-même, c’est un sauvage de l’est, ni Juste ni même Pancallien, doué pour des petits tours qu’il n’est pas le premier à réaliser. Comme cette jeune folle, Mandiny, il est né au bon moment et cherche à en tirer profit.”

Garsh appuya sur le bouton lecture, et l’image tridimensionnelle d’Inohé et d’une journaliste l’interrogeant apparut au dessus du cercle de prisme, entre le mur et eux. L’ascète portait une longue tunique blanche et souriait. La journaliste lui posa sa question :
“Pensez-vous être le Juste, celui dont Mandi a annoncé la venue ?
- Penses-tu que tu es une femme libre et heureuse ?
- Vous évitez de répondre à ma question en m’en posant une autre, qui de plus n’intéresse pas nos auditeurs.
- Si tu réponds sincèrement, je dis bien sincèrement, à ma question, je répondrai aussi.
- Heu... écoutez, je ne sais pas si...
Inohé pénétrait de son regard la journaliste dans les yeux en souriant, elle arrêta soudain de bafouiller, ferma les yeux et hocha la tête.
Non, dit-elle.
- Moi si.”

La séquence changea. On voyait toujours Inohé, avec un autre journaliste.
“C’est une succession d’enregistrements d’interviews, dit Garsh, plus précisément des extraits où on lui pose cette même question. Il ne répond jamais de la même manière, mais toujours en provoquant son interlocuteur, regardez.”

“Etes-vous le Juste ?”
- Non, j’essaye seulement de me faire connaître pour me faire de l’argent. Comme toi.”

Autre séquence:
“Le Transcendé, c’est donc vous?
- Si je réponds oui à ta question, je sais que tu essaieras de me faire passer pour un illuminé, un allumé mystique.
- Mais pas du tout, pourquoi dites-vous cela ?
- Parce que je lis en toi. Comme je peux lire la relation que tu entretiens avec la femme de ton patron, et le sale coup que tu comptes leur faire à tous les deux.”

Autre séquence:
“Est-ce vous le Juste?
- Oui.
- Et c’est tout ? Vous pouvez... le prouver ?
- Non. (silence) Voilà, voilà... Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?”

“Qu’est-ce que Nous vous disions, il n’est pas sérieux, dit le Prêtre Suprême.
- Attendez, j’ai un extrait ici aussi, plus intéressant.”
Garsh changea de disque.

Nouvelle séquence:
“Que pensez-vous des rumeurs selon lesquelles la Juste Parole pourrait être née d’une supercherie ?
- Cela ne m’étonne pas.
- Les rumeurs ou leur contenu ?
- Les deux.
- Et votre apparition dans ce contexte n’est qu’une coïncidence ?
- Parfaitement, en tous cas selon tes critères scientistes.
- Je ne suis pas scientiste, je m’efforce seulement d’être neutre pour informer au mieux mes auditeurs.
- Je sais que tu es scientiste. On emploie ce terme de nos jours pour désigner les athées, mais toi tu crois réellement que la science explique tout, et que ce qui n’est pas encore expliqué le sera un jour par la science.
- Je... mes opinions personnelles ne regardent pas les auditeurs ; nous parlions de votre apparition médiatique juste au moment où courent ces rumeurs négationnistes. Vous prétendez que c’est une coïncidence. Qu’entendez-vous par là ?
- Le mot coïncidence ne s’utilise pas lorsqu’on a foi en le Grand Tout.
- Dois-je comprendre que votre apparition publique dans ce contexte n’est donc pas une coïncidence à vos yeux, et pour ceux qui ont la foi ?
- Tu veux me faire dire des choses malgré moi. Avant, il existait la torture pour cela. De nos jours, les médias utilisent des gens comme toi. ... Très bien, je te donne ta pâture : pour un Juste, le hasard n’existe pas. Toutes les parties du Grand Tout sont interdépendantes, donc ma naissance, ma venue et l’émergence de ces rumeurs devaient se produire à cette époque, puisque cela arrive.
- Vous voulez dire que c’est la volonté du Grand Tout ?
- Parfaitement.
- Et vous, que pensez-vous de ces rumeurs ?
- Je réserve ma réponse aux autorités Justes.
- Votre réserve laisse penser que vous y accordez un crédit, sinon vous auriez dit que ce ne sont pas plus que des rumeurs.
- C’est ta tournure d’esprit et ta soif de scoop et de scandale qui laisse penser ce que tu veux laisser penser.
- Vous avez, en tous cas, l’intention de rencontrer les autorités Justes. Vous pensez au Prêtre Suprême en personne ?
- Lui ou un autre, oui.
- Une dernière question, êtes-vous Juste vous-même ?
- Probablement le seul qui reste.”

“Suffit ! Quelle offense ! Comment un individu de cette sorte peut-il avoir le droit de s’exprimer en public ? Et le pire, c’est que Nous ne pouvons pas Nous permettre de l’ignorer sans risquer d’être critiqué !
- Votre Suprématie, si vous acceptez de le recevoir, il est très probable qu’il vous manque de respect. Il cherche la provocation, cela se voit tout de suite, et il semble très malin. Avec votre permission, je lui ferai savoir que je suis prêt à le recevoir en votre nom.
- Très bien. Qu’allez-vous lui dire ?
- Je le questionnerai pour savoir s’il est vraiment celui qu’il prétend, et lui demanderai de me le prouver, devant une assemblée de Justes. Je lui demanderai aussi son avis sur les questions contestées par les Réformés, pour savoir s’il est plutôt de notre bord ou du leur, puis sa réponse à la question des rumeurs sur l’authenticité des Écritures, et enfin ce qu’il compte faire.
- Très bien, Notre Fils, mais encore une fois ne nous affolons pas. Ce fanfaron yskandar est certainement un imposteur.



*


“Onam savait ! Il avait annoncé la venue d’un imposteur exactement pour cette époque. Depuis cinq ans qu’Onam dispense ses enseignements, plusieurs candidats se sont succédé dans les médias, mais ils ont toujours été démasqués. C’est aussi un signe du Mal et de sa progression. L’Apocalypse est déjà en marche, comme Mandi l’a annoncé dans DeGans chapitre six, verset soixante-trois : Ce sera alors le début de la fin de notre espèce et du septième âge.
Préparez-vous ! Il est encore temps ! Ce nouveau prétendant au rôle du Juste est un pur produit des médias, qui va-t-il convaincre ? Qui croit en lui ? Où sont ses disciples ? Il se met tout le monde à dos !
Seul Onam peut vous guider, vous préparer à la Fin des Temps. Car il est le seul Transcendé.
Votre dernière chance, c’est de vous inscrire au Comité. Étant donné l’imminence, l’adhésion annuelle a été baissée de vingt pour cent, exigence d’Onam lui-même ; en effet, il estime que chacun doit avoir droit à sa chance. Le programme d’entraînement physique, moral et spirituel est compris dans ce forfait ; toutefois, les frais de nourriture seront à votre charge lors des stages mensuels...”

Dhorès appuya sur stop, figeant l’image tridimensionnelle de l’orateur, un homme sec, nerveux, chauve au nez aquilin, tout de blanc vêtu, qui s’évanouit pour laisser réapparaître le mur, puis récupéra dans la fente au bas du vidéo-com le disque qu’il rangea dans les rayons du meuble antistatique, à la lettre C.
“Cet enregistrement pirate a été fait par une équipe de collègues de l’Observateur Gallon, lors d’une réunion secrète de recrutement du CAT, dit-il. Ce type, Aloris, est dangereux, nous le savons, ainsi que la police, mais juridiquement on ne peut rien contre lui. C’est le porte-parole d’Onam. Il apparaît plus en public qu’Onam lui-même. Son mouvement, le Comité Apocalyptique du Transcendé, recueille de plus en plus d’adhésions, de croyants comme de non-croyants, dont des gens très influents et très riches, des vedettes et des politiques. La vraie personnalité d’Onam reste en revanche un mystère. Seuls les adhérents du CAT le rencontrent. De plus, on soupçonne qu’il existe une branche fanatique du CAT, ignorée de la majorité des membres sympathisants, qui pourrait être à l’origine d’un attentat contre un mystique s’étant présenté comme le Transcendé voici trois ans. Tout cela parce qu’il avait convaincu le Grand Prêtre de Karwynn, qui a d’ailleurs été limogé depuis.
- Et qui a également été tué par les mêmes fanatiques plus tard, dit Inohé.
- Comment savez-vous... ?
L’ascète eut un petit sourire en levant les sourcils. Dhorès se prit la tête entre les deux mains en souriant.

Oh ! Je ne m’y habituerai jamais... Mais cette théorie n’a jamais été prouvée... Vous savez quoi ? Je suppose que la police apprécierait votre collaboration.

- Onam a son utilité dans ce monde. Le rôle de son mouvement sera très important au moment venu. Ne t’en occupe plus. Le secrétariat du Grand Prêtre de Pamaval va te joindre bientôt pour m’inviter à comparaître devant lui.

- Pas devant le Prêtre Suprême?

- Il est trop gâteux et il est persuadé que je suis un imposteur de plus. Le Grand Prêtre, lui, a des doutes, et il préfère prendre les choses en main. Il connaît un secret terrible que les Orthodoxes gardent caché dans les sous-sols du Grand Temple, un secret qui a éveillé un doute insidieux en lui. Et il espère que je suis vraiment le Transcendé, ce qui infirmerait son doute, et le soulagerait.

- Mais ce n’est pourtant pas l’intérêt du Grand Temple que vous soyiez le Transcendé ; cela signifierait pour les Justes la fin des temps.

- Mais cela confirmerait l’authenticité de la Juste Parole. Ce qui est encore plus important à ses yeux. Tu n’as pas entendu parler du manuscrit de Fraden?

- Oui, il a été détruit récemment dans l’incendie du laboratoire qui l’étudiait à Amhin, la capitale de Tillbrande. Douze personnes sont mortes.

- C’est un meurtre commandité par le Grand Temple.

- Quoi ?

- Les Orthodoxes n’ont pas du tout intérêt à ce que l’on apprenne la vérité sur la Juste Parole. Pourtant ce manuscrit ne faisait que des insinuations.

- Attendez, vous voulez dire que la vérité en question confirmerait les rumeurs selon lesquelles la Juste Parole est une supercherie ?

- Oui. Mais c’est plus compliqué. Mandi et moi sommes pourtant venus, chacun dans des circonstances propices, et non par hasard.”

Une sirène stridente commença à hurler, augmentant encore le volume sonore de la ville. Inohé grimaça. Il/elle ne s’y ferait décidément jamais, ni aux masques respiratoires pour circuler dans la ville, ni à l’individualisme révoltant dont faisait preuve une population pourtant amenée à vivre en si grande promiscuité interdépendante, ni à l’anthropocentrisme rétrograde dont elle faisait preuve.
Ici, au vingtième étage d’un bâtiment en comportant cent-douze, au centre de Karwynn, on n’était plus sur sa planète.
Mais tout était désormais en branle. Encore quelques détails, et le destin de l’humanité serait scellé. En attendant, il fallait montrer à ces gens quelles étaient leurs erreurs, leur mettre le nez dans leur merde, au moins qu’ils comprennent, qu’ils se repentent, peut-être.
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 27 Oct - 15:51

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-4- Onam & Anis-

Depuis douze siècles, la religion est censée ne plus s’occuper de politique,
or, depuis deux générations, que voyons-nous ? La laïcité, nécessaire au fonctionnement
de notre société moderne, garante des fondements de la république,
est malmenée, voire remise en question, par peur de la fin du Monde!
La natalité a baissé à des taux alarmants, la fréquentation des temples
rattrape celle des postes de travail au sein des entreprises.
A présent, la fameuse comète est passée depuis vingt ans. La parousie et l’apocalypse n’ont pas eu lieu.
Est-ce scientiste de dire: reprenons nos esprits et reprenons le travail ?
Est-ce trop demander à la population Juste et non-Juste de retrouver l’optimisme ?

Déclaration du Premier Ministre de Gallonie à la Fête de la Comète de 1625


Onam fut tiré brutalement de son sommeil par les vibrations de son bracelet-com. C’était Aloris, évidemment.
Il décida de ne pas répondre, sachant très bien qu’il rappellerait dans cinq minutes.
La fille allongée à ses côtés émit un grognement, se retourna et se rendormit. La nuit avait été intense, un vrai feu d’artifice. Cette fidèle-là était une bombe insatiable. Il lui proposerait probablement de rester la nuit prochaine, petite entorse sans gravité aux règles prévues par Aloris.

Et s’il s’en aperçoit, tant pis. Il dira ce qu’il voudra, j’en ai par dessus la tête de ses règles et de ses “conseils d’ami”, je baise avec qui je veux, je suis le Transcendé.

Il se leva et alla aux toilettes. Le soleil illuminait déjà l’intérieur du chalet. Encore une belle journée qu’il allait devoir gâcher avec toute cette comédie. Il n’avait pas appris son discours, et il s’en foutait ; d’ailleurs, il ne savait même pas où il avait mis le texte.
Cinq minutes plus tard, comme prévu, nouvel appel de son oncle, alors qu’il revenait dans la chambre. D’un mouvement rageur, il ôta son bracelet-com, et l’envoya à travers la fenêtre ouverte droit dans le massif de fleurs.

Fait chier ! Le lendemain de mes vingt-cinq ans! Il peut m’accorder ma matinée, non?

Il sortit, nu comme un ver, emprunta l’allée de terre déjà chauffée par le soleil, passa devant le massif de fleurs jaunes et violettes en y laissant le bracelet, et piqua une tête dans la piscine. Une volée d’oiseaux s’enfuit des bouleaux qui délimitaient la partie haute du jardin.

Qu’arriverait-il s’il plaquait tout?
Évidemment, il pourrait faire une croix sur ce petit coin enchanteur de nature, ainsi qu’à tous ses autres privilèges. Et où irait-il ? Il devrait fuir, changer de tête, échapper aux sbires de son oncle. Ce dernier n’hésiterait peut-être pas à le faire tuer, puis le transformer en icône martyr, plutôt que de courir le risque d’être discrédité. Transcendé ou pas.
Il était coincé, tout bonnement.
Il n’avait pas le choix. Et puis l’ambitieuse gloire promise était peut-être à sa portée, finalement.
Résigné, il sortit de l’eau, trouva son bracelet-com dans le massif de fleurs et rentra s’habiller.


*


Anis, encore une fois, sortait première au classement du stage mensuel du CAT. Le maître Aloris était même venu en personne la féliciter pour ses excellents résultats.
Elle avait intégré le Comité huit mois auparavant à l’issue d’une conférence privée à laquelle Jamas, son supérieur au Centre de Musicothérapie, l’avait conviée, lui assurant qu’elle ne serait tenue à aucun engagement ni aucune dépense s’il la parrainait.
Malgré sa méfiance, due à la réputation sectaire du CAT, et malgré certaines avances que Jamas lui avait faites par le passé, elle avait accepté. Mais contre toute attente, elle avait été très séduite lors de cette première prise de contact, non seulement par les théories convaincantes du maître, mais surtout par Onam lui-même.
Dès qu’elle l’avait vu monter sur scène prendre la parole, elle avait été frappée par sa beauté, sa virilité, chose si rare en cette époque, sa jeunesse inattendue (il avait à peu près son propre âge), son sourire simple et nonchalant, et une évidente fragilité, malgré l’importance de son rôle et de ses responsabilités.
Son message était clair, limpide, et sa voix baryton le portait magnifiquement, elle l’avait reçu d’ailleurs comme un chant.

L’équinoxe approchait, et les derniers jours d’été avaient offert un climat idéal sur le site du stage, à cent kilomètres au nord-est de Karwynn. Une fois le campement démonté, les stagiaires se saluèrent et, pour la plupart, se donnèrent rendez-vous le mois prochain. Le couple qui avait conduit Anis rentra sans elle à Karwynn car le maître lui-même lui avait proposé de la raccompagner.

Au début du trajet, la discussion porta surtout sur sa voiture, dernier cri de la technologie gallone. Elle en était très impressionnée.
Ils avaient le soleil déclinant dans les yeux, et le Maître commanda le voilage automatique du pare-brise.

Anis n’était jamais à l’aise en présence d’Aloris, qui lui faisait penser à une momie qu’on aurait réhydratée. C’était un meneur d’hommes qu’il valait mieux ne pas compter parmi ses ennemis. Au début, elle l’avait craint. Mais elle s’était vite aperçu des valeurs humaines de l’homme en cercle restreint.
La façon dont il servait Onam et sa cause, sa générosité et sa galanterie avaient peu à peu dissipé les réticences de la jeune femme.

Puis le maître réitéra ses félicitations.
“Je dois dire que je suis particulièrement satisfait de vos résultats, Anis. Vous êtes la seule recrue à sortir première quatre fois consécutive à nos stages, et sur sept sessions. Votre agilité, votre endurance, votre adresse au tir autant aux armes à feu qu’aux armes blanches, votre sens de la stratégie, votre résistance aux séances d’hypnose, vos connaissances, en bref vos aptitudes physiques et intellectuelles commencent à faire des envieux parmi les membres actifs du CAT, le saviez-vous?

- Non. J’ai parfois remarqué des attitudes de défi, de compétition lors des stages, mais je trouve cela relativement normal, vu le système de classement. Nous sommes motivés à utiliser toutes nos ressources.

- Je me demandais justement ce qui vous anime, ce qui vous motive à ce point.

- Je crois au message de la Juste Parole selon les théories d’Onam plus qu’aux dogmes, pamavaliens ou réformés. C’est plus... disons pragmatique. Et si le Grand Chaos intervient de mon vivant, ce qui a l’air probable, je trouve que le CAT nous y prépare de manière efficace. S’il ne doit y avoir que quelques survivants, je veux en être. D’autre part, cela m’apporte un entretien régulier et efficace de mon corps et de mon esprit. J’étais très sportive pendant toutes mes études, et ce programme me permet de continuer à l’être.

- Vous êtes aussi musicienne, je crois, c’est votre profession?

- Non. Jouer de la flûte reste mon loisir favori, mais je travaille au Centre de Musicothérapie de Karwynn où j’assiste le professeur Jamas, que vous connaissez sûrement.

- Je le vois souvent aux réunions du CAT, mais nous nous sommes peu parlé. Onam a été son patient lorsqu’il était enfant, mais je ne le connaissais pas encore à l’époque. Il apprenait la flûte, d’ailleurs, mais il n’en joue plus depuis ...sa révélation. Dites-moi, aimeriez-vous rencontrer Onam, en personne?

- Bien sûr ! C’est la chose la plus... Enfin, j’en serais très honorée, oui.

- Il m’a déjà fait savoir qu’il aimerait vous rencontrer, suite au dernier stage, et au vu de la confirmation de vos résultats, je crois que cela s’impose à présent. Mais je dois vous prévenir, il risque de vous... tester.

- Me tester ? Que voulez-vous dire ?

- Par exemple de jouer un rôle très éloigné de sa position de Transcendé. Comme de simuler une totale insouciance, ou même de vous faire des avances, ou encore de m’insulter. Cela lui arrive souvent, et c’est un rôle qu’il joue parfaitement. Peu de fidèles ont compris qu’ils étaient testés, la plupart se fait avoir.

- C’est ...étonnant. Merci de me prévenir.”


*


Anis rencontra Onam le lendemain, à l’hôtel le plus prestigieux de Karwynn, le Prestige Gallon, un de ces endroits huppés où elle n’avait jamais imaginé un jour mettre les pieds.
Elle se fit annoncer et attendit dans le hall, où un V-com diffusait des actualités à faible volume.
Elle apprit ainsi que durant sa semaine de stage, de graves événements avaient agité la politique internationale. La Pancallie avait subi d’une part une attaque d’activistes tills à Ghaïnat, seul port pancallien accédant à la Mer de Tillbrande, où tous les bateaux pancalliens avaient été détruits par des charges explosives. Les pêcheurs tills de la région, mécontents de l’emprise de la Pancallie sur la Mer de Tillbrande faisaient désormais cause commune avec les extrémistes anti-orthodoxes, fortement opposés à la présence pancallienne au sud-ouest du Désert Soghnien. Par ailleurs, le gouvernement d’El-Hout avait déjà évoqué les “nombreux abus de la présence maritime pancallienne dans ce secteur”. La Pancallie avait mobilisé ses diplomates en Tillbrande et attendait les explications d’Amhin.

D’autre part, l’Yskandara et le Kanbreg, dont les gouvernements laïcs étaient fortement opposés à la “politique de colonisation religieuse” que la Juste Parole exerçait depuis longtemps sur leurs territoires respectifs, avaient simultanément décrété la fermeture des missions communautaires Justes implantées sur leur sol ; ils avaient co-signés en ce sens des accords en 1600, et Pamaval ne les avait jamais entérinés. Tous les membres de ces communautés avaient entamé une grève de la faim et refusaient de partir.

Anis vit également une interview du fameux Inohé, un nouveau prétendant au titre de Transcendé dont tout le monde parlait. On le questionnait justement sur le problème des communautés Justes, car il était issu de l’une d’elles, dans le Désert d’Ysk. Le journaliste le poussait à prendre position, et il répondait en substance que les deux partis avaient tort.

C’est à ce moment qu’Onam entra dans le hall, flanqué de deux gardes du corps. Anis le trouva encore plus séduisant de près.
Il vint directement à elle. “Anis. C’est vous, n’est-ce pas ?

- Oui, jour prolifique, Maître.

- Mon nom est Onam. Ne m’appelez pas Maître, j’ai horreur de ça.
Il jeta un coup d’œil à l’image tridimensionnelle d’Inohé, qui était en train d’expliquer l’effet pernicieux des frontières, symboles de l’obsession de propriété matérielle et de la xénophobie propre à l’espèce humaine, en tutoyant délibérément son interlocuteur.
Vous avez entendu parler de ce guignol ? fit Onam en montrant la projection V-com.

- Très peu, j’étais en stage lorsqu’il a fait irruption dans les actualités.

- C’est un homme de paille manipulé par les Orthodoxes, c’est évident. On n’a jamais entendu parler de lui auparavant, et tout à coup, il surgit, bénéficiant d’une promotion des médias encore jamais vue, avec un look trop calculé, et comme par hasard il est soi-disant parfaitement bisexué. Le Grand Temple l’a déjà convoqué à Pamaval, et ils vont à coup sûr vouloir le consacrer.

- Mais et vous ?

- Justement. Je vais avoir besoin de quelqu’un comme vous pour m’accompagner en Pancallie. Le Grand Temple devra me recevoir aussi, et si possible avant l’Yskandar, et constater le mouvement de confiance qui me soutient, même s’il est principalement gallon et donc réformé.

- Mais quel sera mon rôle ?

- M’assister pour la logistique et la paperasserie, me protéger, car je n’ai pas envie d’avoir ces deux types avec moi en permanence collés à mes basques, et je sais que vous êtes à la hauteur pour ces deux rôles, puis ...éventuellement me tenir compagnie. Mais prenez le temps de réfléchir à la question ; je m’y prends à l’envers, faisons d’abord connaissance.”
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeMar 28 Oct - 2:39

Je suis toujours.
J'ai trouvé l'aquarelle représentant Inohé extrêmement troublante.
C'est peut être effectivement une sorte d'idéal ?
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeMar 28 Oct - 18:40

-5- L'épreuve



Le Grand Tout n’a pas besoin de preuves de votre foi,
ce sont ceux qui manquent de foi qui ont besoin de preuves.

Chroniques de la Juste Parole - Evangile de Dreigh - Chap.III- v.28-29




Dhorès, trois techniciens du Karwynn Analyste, Inohé, l’ambassadeur de Pancallie en Gallonie et ses deux assistants, le Grand Prêtre du Grand Temple Orthodoxe de Karwynn et celui du Grand Temple Réformé de Karwynn et leur suite, furent tous reçus à leur arrivée en début de matinée à l’aéroport de Pamaval par Maître Garsh, Grand Prêtre du Grand Temple de Pamaval, accompagné par l’ambassadeur de Gallonie à Pamaval et toute une escorte.

L’escorte se révéla indispensable pour permettre à la délégation de circuler en ville, car d’importants mouvements de foule manifestaient dans la capitale. Aux abords du Grand Temple, ce ne fut d’ailleurs possible qu’avec l’aide de la police pamavalienne, qui dut user de violence pour leur frayer un passage vers le parvis.

Dhorès était estomaqué, non seulement par cette violence, mais surtout par les slogans haineux le rejetant lui, l’ascète yskandar qui, d’après eux, ne pouvait être qu’un imposteur, ainsi que les représentants gallons du Grand Temple Réformé.
Inohé, quant à lui, pourtant la cible principale de ce rejet, gardait un calme impressionnant.
“Il faudra que je leur parle.” dit-il seulement.

Lorsque la délégation et ses hôtes furent enfin en sécurité à l’intérieur du Grand Temple, Garsh leur présenta les lieux, les statues de Terik le Patriarche, la magnifique iconostase réalisée par son descendant Tokias au second siècle, l’autel aux offrandes, la première chaire, d’où Mandi lui-même avait prêché, les mosaïques ornant entièrement le sol, de l’entrée principale jusqu’à l’autel, recelant un grand nombre de symboles qui vus dans leur ensemble formait la Comète, et d’autres merveilles, comme l’authentique flûte de Mandi, dans sa vitrine inviolable.
Une demi-heure plus tard, la visite guidée s’achevait par le martyrium, derrière le temple, où se trouvait la fameuse crypte du Prophète, scellée selon la légende seize siècles plus tôt par Burgan et DeGans, et jamais profanée depuis.

Une heure après leur arrivée, la quinzaine de personnes présentes se retrouva réunie dans la grande salle, la délégation, les diplomates et leurs gens sur les bancs, en face des trois Grands Prêtres, celui de Pamaval, celui de Tégurie et celui de Cythénie, tous parés de la robe rouge et blanche.
Les journalistes avaient été priés d’attendre dehors, exceptés Dhorès et le directeur des programmes pamavaliens, dont la présence était tolérée à condition de n’introduire aucun appareil.

Garsh prit à nouveau la parole pour un bref discours ouvrant cette séance extraordinaire, à la suite duquel il invita Inohé à se lever et à se présenter.
Jusque là, Dhorès était particulièrement étonné de l’attitude docile et silencieuse de l’ascète.

“Inohé, guérisseur en désert d’Ysk, dit-il de sa voix d’adolescent.

- Vous guérissez les gens de quels maux et selon quelle méthode ?

- Je guéris tous les êtres vivants qui en ont besoin, de tous les maux et sans méthode.

- Direz-vous que c’est un don du Seigneur ?

- Je suis l’instrument du Grand Tout, ceux qui viennent à moi sont guéris en grande partie par leur foi.

- Vous ne pourriez donc pas guérir un athée, un scientiste ou quelqu’un d’une autre religion ?

- Je le peux et le fais souvent, mais cela me demande plus d’énergie.

- Comment expliquez-vous le fait que vous soyez doté de cette énergie, de ce don ? Pourquoi vous ?

- Malgré eux, Burgan et Mandi ont été investis d’une mission sacrée : avertir notre espèce qu’elle n’est qu’une forme de vie parmi les autres dans l’Univers, tenue à l’humilité, à des responsabilités, au respect de toute partie du Grand Tout, bref à ce que nous pouvons appeler en gros le Bien. Cette investiture marquait le début du Septième Âge ; et l’avertissement allait plus loin : si la mission échouait, du moins si le Mal l’emportait un jour, ce serait la fin de l’expérience, du Septième Âge et donc de l’espèce humaine.
Le Grand Tout m’a placé en ce monde et en cette époque pour annoncer cet achèvement.
Je profite également de ma présence pour guérir et faire le Bien, autant que cela m’est possible.

- Et d’où tenez-vous ce savoir ?

- Le Grand Tout me parle.

Dhorès réprima un sourire en voyant la réaction choquée des trois prêtres et de tous les autres.
Enfin, pensa-t-il, je me demandais quand il allait commencer à les secouer un peu.

- Vous voulez dire que vous entendez une voix, dans votre tête ? fit Garsh en souriant.

- Je communique avec toutes les parties du Grand Tout, qu’elles soient humaines, animales, végétales ou minérales. J’ai appris le Monde sans bouger du désert d’Ysk, et j’apprends de ce que j’approche.

- Vraiment ? Et vous pouvez le prouver ?

- Mandi aurait-elle accepté de faire ce genre de démonstration à ma place?

- Osez-vous vous comparer au Prophète ?

- Dans la mesure où nous sommes tous réunis ici pour savoir si je suis le Transcendé ou non, arrêtons de tourner autour du pot : si je ne l’étais pas, je ne serais pas venu ; si je l’étais, je pourrais en effet -à vos yeux- me permettre de me comparer à Mandi. Mais la comparaison n’est pourtant pas adéquate.
Sachez que Mandi était une fille enrôlée malgré elle, avant même sa naissance, par son grand-père, Burgan, qui avait rédigé l’ensemble des Chroniques sur palimpsestes, et qui pensait inventer une religion de toute pièce. Mais celui-ci ignorait que son inspiration et sa main étaient guidées...
Alors que moi, je n’ignore rien de ma nature : le Grand Tout m’a façonné spécialement pour transcender...

- Qu’est-ce que... hoqueta Garsh

- Cela suffit ! intervint le Grand Prêtre de Cythénie en se levant, rouge de rage, je refuse d’en entendre plus ! Blasphème ! Blasphème et Sacrilège !

Tout le monde se leva soudain dans un brouhaha répercuté par la vaste architecture du temple. On entendait “Une fille...” ou “...grand-père...” ou encore “...palimpsestes” et “...véritable insulte...”...

- Silence ! hurla Garsh, écoutez-moi !

Inohé secoua la tête et se tourna vers Dhorès en souriant.
Ses longues tresses amalgamées accompagnèrent son mouvement de tête en une grâce qu’apprécia le journaliste.
Il lui rendit son sourire, sans savoir vraiment où il voulait en venir. Ce qu’il venait de déclarer délibérément était d’une gravité extrême pour tous les Justes.

Debout, le Grand Prêtre Garsh attendit le silence pour reprendre la parole:

- Inohé, veuillez surveiller vos propos ! Si vous possédez quelque pouvoir c’est celui de tenir le langage d’un démon, non celui d’un Juste. Comment osez-vous proférer de telles paroles ?

- Je ne mens jamais. Tu sais pour les manuscrits depuis le jour où tu es allé faire un tour aux Archives, c’était le jour de ta dernière dépilation. Le soir, en te couchant avec ton infusion que tu n’arrives pas à arrêter de sucrer, tu t’es demandé si tu devais en parler à celui que tu appelles le vieux. Lorsque quelques jours après tu m’as vu sur ton V-com, tu as compris qui j’étais, mais tu savais aussi que personne ici ne voudrait l’admettre, en commençant par ton supérieur... et puis tu as ton image respectable à conserver, tu ne veux pas perdre ta position. Dois-je continuer ?

- ...

Tous les regards étaient braqués à présent sur le Grand Prêtre soudain réduit au silence, pâle, et dont les yeux écarquillés restaient fixés sur le jeune Yskandar.

- Je suis le Porteur d’âmes, et tu le sais. Ouvre ton cœur si tu veux sauver la tienne, dit Inohé, et il se tourna vers l’assemblée médusée : Orthodoxes ou Réformés, Justes ou laïcs, aucune importance: ouvrez votre cœur et laissez-vous envahir par la sincère compréhension du Grand Tout, par une vraie foi, pas une de pacotille. Il reste peu de temps, je sens l’échéance s’approcher à grands pas.”
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeMer 29 Oct - 17:41

-6- Le début de la fin-


Le Maître accepta les aliments mais refusa la précieuse étoffe.
Puis il dit au marchand : Donne-la plutôt à ta mère.
Le luxe, la richesse, la propriété engendrent tôt ou tard la suffisance
donc l’intolérance, l’égocentrisme et la peur.
C’est à son dénuement et à sa sérénité que vous reconnaîtrez le sage,
c’est aussi à son attitude face à la mort.

Chroniques de la Juste Parole - Evangile de Neyree - Chap.II- v.64-69



Anis était pour l’heure un oiseau. Elle planait entre deux montagnes et sentait le vent chanter dans ses plumes. Elle maîtrisait parfaitement le vol, profitant des courants ascendants, slalomant entre les plus hauts arbres des sommets et piquant sur un lac, rasant la surface de l’eau et s’élevant à nouveau vers le soleil.

Puis elle entendit un son, puis plusieurs. Une mélodie qui ne pouvait être chantée que par un oiseau comme elle, tant elle l’interpelait. La musique lointaine l’enchanta, une musique parfaite de pureté, de simplicité subtile. Elle s’en approcha à tire d’ailes, et plus elle s’approchait, plus elle comprenait que c’était sa musique, ou plutôt celle qu’elle essayait désespérément de composer à la flûte depuis longtemps, en secret. Il lui manquait toujours des liens, des notes, des digressions nécessaires pour magnifier le thème principal ; jamais elle n’était parvenu à les trouver, et c’est pourtant ce qu’elle entendait enfin.
Elle savait parfaitement que ce n’était qu’un rêve, et qu’il fallait absolument s’en souvenir à son réveil. Elle battit des ailes de plus belle pour s’approcher de la source sonore.

Elle devait faire vite, car comprendre qu’on est en train de rêver signifie que le réveil n’est pas loin.
Une forêt s’étalait à présent devant elle, à perte de vue, la plus grande forêt qu’elle ne verrait jamais, car il n’en existait plus de comparable dans le Monde réel. Elle commença à survoler les feuillages épais, symphonie visuelle de verts.

Elle approchait. Mais la réalité s’immisçait de plus en plus et envahissait son rêve.
Vite ! Je dois y arriver avant de me réveiller !

À l’horizon, loin derrière la forêt, un mirage de ville apparaissait vaguement. Une ville blanche avec des dômes et des tours.
(Anis ? Réveille-toi!)
L’épais tapis de feuillages défilait toujours en dessous, et les sons mélodieux de la musique étaient à présent parfaitement clairs. Elle y était presque, presque...
(Anis ! Allez, bouge-toi !)
Non ! elle arrivait, ...une clairière...
(Anis ! Tu te fous de moi, je sais que tu es réveillée !) Seigneur ! Tous ces animaux en cercle dans la clairière, et au milieu une flûtiste !

“Anis, merde!

- INOHÉ ! hurla-t-elle en se redressant.

- Non, moi c’est Onam, c’est agréable ! Allez, prépare-toi, et grouille-toi, on atterrit dans dix minutes à Pamaval.”



*


L’administration du Grand Temple de Pamaval avait refusé de prendre rendez-vous par liaison-com, surtout pour une entrevue avec le Grand Prêtre. Anis avait eu beau insister sur l’importance de la visite, évoquer la venue du plus probable Transcendé au vu du grand nombre de ses disciples, rien à faire. Il fallait être sur place.

Mais encore fallait-il réussir à y arriver. La traversée de Pamaval s’avéra plus longue que prévu.
Ici, pas de métro ou de télétubes comme à Karwynn, il fallait se mêler à la circulation dans le réseau complexe de rues.

Mais s’il leur fallut une bonne heure pour atteindre les abords du temple, ce fut surtout à cause des manifestations. Ils se renseignèrent à ce sujet auprès du chauffeur de taxi, un vieux type, yskandar à l’évidence, qui les avait alpagués à l’aéroport et qui les conduisait vers le Grand Temple.
Il leur expliqua qu’ils avaient mal choisi leur jour pour venir à la capitale, en particulier dans le centre. Plusieurs manifestations battaient leur plein : d’abord celle des communautés tills contre les mesures de répression et de contrôle intensives conséquentes à l’attentat de Ghaïnat, et les pro-Tills se heurtaient non seulement aux forces de l’ordre mais aussi aux anti-Tills, qui désiraient ne plus en voir traîner du tout en Pancallie.

“Pareil pour la communauté yskandar, continua le vieil homme après avoir couvert d’insultes deux passants qui s’attardaient au milieu de la rue, les immigrés yskandars sont l’objet d’un racisme séculaire, par ici, alors même topo : ils sont mal vus en ce moment par les autorités, suite à l’affaire des communautés. Alors ils manifestent. Moi je suis pas immigré, je suis né ici, mais en pratique, c’est du pareil au même ; je suis d’accord avec eux.
Mais ce qui rassemble le plus de gens dans le centre ce matin, c’est la venue de ce jeune chevelu qui se prétend le Transcendé. Encore un qui tente sa chance. D’habitude, ça fait pas autant de bruit, mais lui aussi vient d’Yskandara, alors laissez-moi vous dire qu’il a aucune chance ! C’est comme si un anti-orthodoxe, style de Tillbrande, ou ...tiens, comme vous de Gallonie, venait prétendre que...

- Attendez, coupa Onam, vous dites qu'Inohé est déjà ici ? Il est arrivé quand ?

- Ce matin, je crois, assez tôt.

- Merde ! Dépêchez-vous, prenez un raccourci, quelque chose ! Nous sommes très pressés.”

Anis soupira. Elle en avait marre.
Elle se disait qu’Onam n’avait rien - dans l’intimité - de l’image idéale qu’elle s’était faite de lui. Cela encore, c’était relativement normal, mais pire, elle savait parfaitement qu’il n’était pas plus transcendé qu’elle.

Il faisait bien l’amour, d'accord, mais il était par ailleurs imbuvable, borné, voire immature. Et ce n’était pas un rôle qu’il jouait soi-disant pour la tester. Aloris avait-il vraiment cru qu’elle allait gober ça ?
À l’évidence, elle devait revoir entièrement son jugement sur tout le petit monde du CAT, mais elle n’était pas vraiment en position de planter Onam ici et maintenant.
Il n’avait pas besoin d’elle pour se planter, de toute façon.
Elle appréhendait la suite immédiate des événements. En ce qui la concernait, elle avait à présent l’intention de s’intéresser de plus près à Inohé, à ses théories et à ses actes, puis de laisser tomber le CAT en rentrant à Karwynn.

Lorsqu’ils atteignirent la large avenue menant au Grand Temple, le taxi se retrouva à nouveau coincé dans un embouteillage immobile jusqu’à perte de vue, coincé par la foule hurlante des manifestants qui grouillait en s’agglutinant autour du bâtiment.

Ils réglèrent le chauffeur et se lancèrent dans la cohue.
Pour se faire entendre d’Onam, Anis dut quasiment crier :
“Tout cela nous confirme en tous cas qu’Inohé est déjà sur place !

- Ouais, il nous a devancé. Mais si le Grand Temple tient compte de l’avis de ses fidèles, ce ne sera plus un adversaire digne d’intérêt, s’il l’a seulement été un jour.

- Mais le chauffeur de taxi a dit qu’un Gallon aussi aurait du mal à être crédible ici...

- Ce plouc basané ignore tout de moi et de ce que j’ai apporté à des milliers de gens qui me soutiennent...”

Une poussée soudaine de la foule le déséquilibra, et il faillit tomber sur la chaussée mais se rattrapa de justesse au poteau d’un panneau expliquant en quatre langues (le Syl, parlé dans la plupart des pays occidentaux jusqu’à la Mer d’Ysk, le Vag, parlé dans les pays du nord, le Suzou, parlé dans le nord des Terres Noires, et l’Yskandar) qu’"Ici, le Seigneur rendit son âme au Grand Tout après avoir pardonné à ses tortionnaires”. Sans la présence du panneau, il se serait fait piétiner.

On dirait que le soutien te manque par ici, se dit Anis en réprimant un sourire.

Ils étaient donc parvenus au parvis, où les forces de l’ordre maintenaient tant bien que mal un périmètre de sécurité interdisant l’accès à la moitié supérieure du gigantesque escalier donnant sur la non moins gigantesque porte close.
“Dehors l’Yskandar !” scandait la foule, “Imposteur !” ou “Un juste Juste !” ou encore “Un transcendé Juste !”.

Anis fit comprendre par gestes à Onam qu’ils leur fallait contourner le bâtiment pour atteindre l’annexe administrative. Elle commença à se frayer un chemin dans la marée humaine, avec agilité et efficacité.
Elle se rendait compte à quel point les stages d’entraînement du CAT pouvaient se révéler précieux dans ce genre de situation.

Elle se retrouva contre un des gardes armés lorsque l’un des battants de la haute porte s’entrouvrit et qu’Inohé apparut en plein soleil, seul.
Il prononça une courte phrase en levant une main, et tous les cris cessèrent brutalement. L’effet correspondait un peu à celui qu’on obtient en baissant net le volume d’un appareil.

Mais ce n’était pas le plus étonnant.
Malgré le bruit pendant qu’Inohé avait parlé, Anis avait entendu clairement ce que l’ascète avait dit, lui avait dit :
C’était bien moi dans ton rêve, Anis. Mais fais ce que tu as à faire.

En même temps, elle devait s’être trompée, elle avait dû interpréter, s’inventer une réponse. Une hallucination auditive. Car d’une part il lui était impossible de l’avoir entendue d’où elle se trouvait, et d’autre part cette phrase lui était destinée personnellement.
Un homme derrière elle murmura “Pardon, Seigneur, j’ai douté de Toi”, un autre : “Il m’a appelé par mon nom ! Vous avez entendu ? C’est moi Ardhon, c’est à moi qu’il vient de parler !” et un autre encore : “C’est moi ! C’est à moi qu’il s’adresse !”.

Ce qu’Anis était en train de comprendre dépassait son entendement. Elle chercha Onam des yeux, mais elle l’avait probablement semé.
Elle regarda à nouveau Inohé, au dessus de l’épaule du garde, et ce dernier s’écarta en lui disant: “Vous avez entendu ? Il m’a dit de vous laisser passer, alors passez !”

Elle vit que l’homme/femme, toujours seul devant la grande porte, se tournait vers elle et lui souriait.
Elle ne vit soudain rien d’autre que ce visage androgyne lumineux, buriné et fin à la fois. Comme dans un rêve, elle ne sentait plus son corps, et les extrémités floues de son amplitude visuelle se rapprochèrent en un fondu radial, puis elle perdit conscience.



*


Au moment où Inohé avait ouvert la porte puis s’était avancé en haut des marches, Onam se débattait encore pour rejoindre Anis. Puis il suivit tous les regards et le vit, et l’entendit lui parler :

Onam, tu me crains parce que tu sais qui je suis, et qui tu n’es pas. Ouvre ta foi.

“Ce type me connaît ?" dit-il, et une femme à côté de lui écarquillait les yeux vers Inohé en murmurant : “Oui je sais, Seigneur, merci”
“No-non, vous vous trompez, c’est à moi qu’il vient de s’adresser !” lui dit Onam.
Deux types derrière la fille déclarèrent en même temps que non, c’était à eux.

C’est alors que retentirent des cris et un coup de feu, suivi d’autres cris. Il se tourna vers les escaliers et vit Inohé s’écrouler sur les marches supérieures, une tache de sang circulaire s’élargissant à la hauteur du cœur sur sa tunique blanche.
Deux gardes se précipitaient vers le côté droit du cercle de sécurité d’où semblait venir l’agitation, donc le coup de feu, mais de là où il se trouvait, il ne pouvait rien voir.
Deux autres gardes montèrent jusqu’au corps de l’ascète, le soulevèrent et le transportèrent vers la porte.
Onam vit l’un des deux faire un signe sans ambigüité : il était mort.
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 3 Nov - 5:40

-7- Dernières notes de Dhorès –

Le Porteur d’Âmes nous fera accéder à l’éternité, dit le Patriarche.
Maître, intervint une jeune fille, si l’humanité entière meurt, Lui aussi ;
comment pourra-t-Il donc survivre et porter nos âmes ?
Le corps du Juste entre les Justes ne survivra pas plus que les autres, répondit le Patriarche,
mais son âme et toutes celles des Justes seront sauvées, car Il en sera le récipient.

Chroniques de la Juste Parole - Evangile de Volgo - Chap.IV- v.11-15


1626. Nouvelle année, nouveau printemps. Sans doute le dernier pour les hommes. Nous sommes le jour de la Fête de la Comète, mais elle n’aura pas lieu, pour la première fois depuis le début du Septième Âge.

Je m’appelle Dhorès Khteil, j’ai quarante-cinq ans. Je fais partie de ceux qui n’ont pas encore attrapé le germe de l’épidémie, car mes deux masques respiratoires et ma combinaison étanche sont de meilleure qualité que la moyenne, mais je ne me fais aucune illusion.
Parmi les quelques centaines de survivants qui errent et s’entretuent encore dans les télétubes de Karwynn, véritable réseau non plus de transport mais d’abris souterrains, peu survivront à la nuit qui va tomber (à l’extérieur).
Mais y a-t-il seulement eu le jour à la surface, aujourd’hui ?
Il aura fallu la moitié d’une année - un automne et un hiver - à l’humanité pour s’entretuer à coup de bactéries tueuses. Plus exactement des bacilles charbonneux aux effets endémiques particulièrement ravageurs sur l’humain.

Qui les premiers ont pris la décision de les utiliser, l’Yskandara ? le Kanbreg ? la Pancallie ? Tillbrande ? Cela n’a plus d’importance à présent. Les autres ont aussitôt répliqué, de toute façon. Comme si deux torts faisaient la justice. Comme si la vengeance immédiate soulageait l’offense. Et les populations payent le prix de la puérilité, de l’irresponsabilité de leurs dirigeants s’adonnant à ce jeu de massacre.

Certains prétendent que c’est le CAT - encore - qui a tout déclenché. Mais tout influents qu’ils aient pu être, je ne vois pas comment ils auraient pu se procurer une telle arme bactériologique, et de plus l’utiliser de façon à ce que les grandes puissances croient à une attaque de leurs ennemis personnels réciproques.
Cela dit, il ne faut pas sous-estimer le CAT. Parmi les survivants, ce sont bien eux, les vaches, qui s’en sortent le mieux et font leur loi.
Mais tout le monde est condamné, de toute façon.

Ce carnage a commencé en réalité le jour où le Transcendé, à peine admis comme tel sous mes yeux, fut assassiné par un agent des forces secrètes du CAT, une jeune femme gallone de vingt-six ans entraînée aux méthodes de combat les plus sophistiquées, investie sous hypnose de cette mission par Aloris sans doute.
Officiellement, elle accompagnait Onam en Pancallie. Il est probable qu’elle ignorait elle-même le but véritable de son voyage. Onam fut arrêté le lendemain, et tous deux furent exécutés à l’issue d’un procès sommaire présidé par la justice pancallienne, et en coulisse par le Grand Temple, alors que le gouvernement gallon avait ordonné leur rapatriement.
Une sorte de lynchage officiel. La Gallonie et son partenaire Tillbrande, en guise de protestation, avaient rappelé de Pancallie tous leurs diplomates et leurs ressortissants. L’Yskandara et le Kanbreg avait profité du mouvement pour en faire autant, même si leurs raisons et leurs motivations n’étaient pas les mêmes. Des menaces furent échangées, par discours médiatiques interposés. Des affrontements civils éclatèrent entre Yskandars et Justes orthodoxes dans toutes les grandes villes de cette région du Monde. Puis entre Justes et non-Justes.
Puis l’attentat: l’explosion du Grand Temple de Pamaval, suivi d’une hécatombe dans les quartiers yskandars en guise de représailles, et l’escalade.
Lorsque l’Yskandara, le Kanbreg, et le Grask-Sud formèrent une coalition anti-Justes, rejoints ensuite par le Masjhent, El Hout, le Kriest et la Sylanie, les Orthodoxes et les Réformés durent oublier leurs divergences et s’unir contre l’ennemi commun.

Mais la guerre moderne ne se fait plus à coups de sabre, de flingues, ni même de bombes. Tout cela est dépassé. Les armes de notre époque sont plus efficaces et plus propres : le terrorisme, la propagande, l’embargo, le sabotage et la bactériologie.

Les dernières informations que j’ai pu glaner de l’extérieur, il y a deux semaines, avant que l’électricité soit universellement sabotée, m’ont appris qu’aucune région du Monde n’avait été épargnée, même les pays neutres comme le Royaume d’Adrins, le Quiun ou l’Île Rouge.
Après deux saisons de guerre, la population mondiale encore vivante est estimée à moins de 0,1%, ce qui équivaut en gros à dix millions d’individus, presque la population normale de la seule ville de Karwynn.

Inohé ne s’était donc pas trompé. Je me suis longtemps demandé si les événements se seraient déroulés ainsi si seulement je l’avais empêché ce jour-là de s’esquiver du groupe dans le temple pour aller à la grande entrée parler au peuple.
Je sais à présent que la question ne doit même pas se poser. Il connaissait son destin et celui de l’humanité. Il me l’avait même révélé le premier jour, et m’avait donné le choix. Tout ce qui arrive serait donc en grande partie de ma responsabilité.

La culpabilité me rend-elle égocentrique ou suis-je vraiment responsable ? Je finirai bientôt ma vie avec ce poids, mais aussi avec la satisfaction d’avoir donné à la nature la chance de survivre in-extremis à la folie humaine, et la possibilité de recommencer autre chose.

De toute ma vie, je n'ai eu qu'une seule profession, que je pense avoir exercé avec passion et rigueur : le journalisme.
Aujourd'hui, dans un réduit de sécurité à 20 mètres de la surface, j'écris encore, à la lueur d'une vieille lampe à gaz presque vide, j'écris car c'est ce que je sais faire, ce que j'ai toujours fait ; même s'il existe peu de chances que quelqu'un me lise.
Et je vais terminer par une histoire que personne ne connaît, que personne n'a jamais écrite, une histoire qui m'a été révélée cette nuit par Inohé, ou son esprit, son fantôme, ou le Grand Tout lui-même, ou je ne sais quoi. J’y ai assisté comme un film, comme un rêve, comme un dernier message : comment tout cela a commencé...


Dernière édition par filo le Mar 10 Juil - 13:52, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 3 Nov - 21:31

Je n'ai pas eu le temps de tout relire. Je me garde la fin pour la bonne bouche... Smile
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 16 Fév - 14:30

Comment tout cela a commencé :
FLASH-BACK 1
(1 an avant la Comète)




-1- La réunion-

Au commencement du Temps émergea
au centre du Rien l’étincelle originelle.
Elle était conscience et vie.
Elle engendra le Grand Tout.

Chroniques du Grand Tout - Fondations - Chap.I- v.1-4



Bien que le royaume de Pancallie, encore laïc et pacifique, rayonnait de prospérité et de sagesse dans un monde où la survie et le pouvoir occupaient cruellement le plus grand nombre, le Roi Garivan V était pourtant très inquiet au sujet de son peuple.
Le Commandant Zfons lui rapportait régulièrement des rapports désastreux sur la marche du royaume: de plus en plus de méfaits, de débauche, de superstition, d’irrespect d’autrui, de corruption, de vols, de crimes et de malhonnêteté gangrenaient la vie de toutes les provinces ; les gens ne se sentaient plus en sécurité, malgré le déploiement renforcé de ses hommes sur tous les terrains. L’immoralité semblait s’emparer insidieusement du peuple.

Cet été-là, le Roi décida de convoquer au palais les quelques personnes les plus à même de trouver un sage remède.
Le jour dit furent réunis par le Roi dans la salle du trône: la Reine Zinida, Thurul le doyen de l’académie, Kordau l’astrologue de la cour, le Commandant Zfons, le Général Khund, ainsi que Burgan le bouffon-conteur. Il les fit asseoir autour de la grande table et leur expliqua le problème, appuyé par les témoignages pragmatiques et colorés de Zfons, et conclut ainsi :
“Vous êtes les personnes en qui j’ai le plus confiance, et dont les avis seront, je le sais, empreints de la plus précieuse sagesse. Je vous demande donc, chacun à votre tour, de me proposer une solution durable. Lorsque nous aurons entendu toutes les propositions, nous les soumettrons aux voix, et je me réserve la décision finale. Ma Dame, votre avis m’est toujours précieux et secourable, voulez-vous commencer ?”

La Reine Zinida leva les sourcils bien haut et sourit en hochant la tête, semblant réfléchir avant de répondre, ce qui n’était pas son habitude.
Elle portait une perruque pourpre tout en hauteur, conique, dont l’extrémité en pointe supportait une pierre précieuse rouge brillant de mille feux, tel un phare fantasmagorique. Une autre pierre, verte comme ses yeux, plus petite mais non moins brillante, ornait le milieu de son front. Des arabesques arachnéennes brunes s’étalaient sur la moitié gauche de son nez et traversaient sa joue gauche, jusqu’à l’oreille, sans excès. Un collier d’argent assorti aux motifs des arabesques semblait émerger de la coiffure, à la nuque, et envahir le devant du cou, pour se couler entre les seins (qu’elle avait généreux) et les galber afin de les soutenir et enfin de couvrir les aréoles, où de chaque côté la dernière spirale de l’arabesque se terminait par un diamant. Un voile de soie moirée orange et marron recouvrait le tout, à l’exception d’un large décolleté jusqu’au nombril. Ses plis savants se perdaient sous une ceinture triangulaire en argent rappelant les arabesques du collier, mais couvertes de pierres précieuses, d’où émergeait une jupe longue et ample, superposant plusieurs sortes de soie, chaque couche étant d’une texture différente, jouant entre le marron et l’orange, et où les arabesques n’étaient ici que broderies de pierres précieuses assorties.

Elle déclara enfin: “L’Amour, messieurs! Voilà ce qu’il nous faut promouvoir, encourager, instaurer: l’amour de chacun pour chacun, la compassion, l’amitié, l’entraide, la solidarité, la charité... toutes les formes de l’Amour, y compris entre deux êtres quels qu’ils soient, car la passion amoureuse elle-même est découragée par ce système de mariages arrangés que nous devons abolir. L’Amour est ma réponse.”

Des yeux se levèrent au ciel pendant cette tirade, mais le Roi avait baissé les siens en souriant et en joignant ses doigts. Il releva finalement son regard dans le silence qui suivait les échos de la voix puissante de la Reine.
“Je ne vous cacherai pas que votre réponse ne me surprend guère, ma douce, et nous nous abstiendrons de la commenter pour le moment. Nous allons d’abord écouter toutes les propositions. Commandant, je vous sens impatient de parler...

- Majesté, sauf le respect que je dois à ma Reine, il me semble utopique de...

- Commandant, l’interrompit le Roi, aucun commentaire pour le moment, je vous prie. Proposez votre solution, sans fioriture.”

Zfons se renfrogna et balbutia des mots d’excuse, ce qui était extrêmement rare de sa part, puis il argumenta :
“Mes hommes, malgré leur nombre, sont dépassés face au phénomène. Ils n’ont pas assez de marge de manœuvre, et la loi de sa Majesté la Reine, si je puis me permettre, n’a rien arrangé depuis que nous l’appliquons, sinon que je perds plus d’hommes qu’avant. Les malfaiteurs, sachant qu’ils ne risquent plus d’être tués, s’autorisent plus de violence et de crimes. La corruption et le chantage augmentent et de plus nous n’avons aucun pouvoir sur ces méfaits lorsque, et c’est souvent le cas, ils concernent des gens hauts placés.
La solution que je propose serait donc une répression accrue, des sanctions plus définitives, des lois plus sévères, moins permissives, un contrôle plus intense et facilité des étrangers, et l’abolition de la loi nous interdisant de tuer les criminels sur le terrain.

- Tout le contraire de ce que je propose, si j’ai bien compris ! explosa la Reine en se levant.

- Silence, ma Dame, gardons les commentaires pour plus tard, c’est valable pour chacun de vous, je vous en prie. Commandant, votre proposition a le mérite d’être claire, précise et brève ; je vous en remercie. Passons à présent à celle de Maître Thurul.”

Le doyen de l’Académie (seule institution d’enseignement du royaume et située à Pamaval), scientifique et inventeur, patriarche d’une grande famille d’érudits, était également le doyen du royaume. Il était respecté de tous, à l’exception de Kordau (pour avoir un jour déclaré que l’astrologie n’était qu’une superstition à ne pas confondre avec l’astronomie). Son avis était souvent sollicité en tous les domaines par le Roi, qu’il avait d’ailleurs éduqué personnellement sur ordre de Garivan IV, roi à l’époque et père du roi actuel. Malgré son grand âge, il n’avait rien perdu de son intelligence et de sa culture, que sa sagesse enrichissait au fil du temps et des expériences. Burgan le bouffon-conteur avait été son meilleur élève en toutes matières et demeurait un de ses meilleurs amis. Le vieil homme avait la peau comme du cuir et sa chevelure blanche tombait aussi bas que sa barbe ornée de tresses. Il ne s’habillait que de larges robes de lin noir et beige et portait une longue capuche assortie pour protéger le haut chauve de son crâne. Son état de santé devenait inquiétant depuis quelques semaines, il toussait souvent et se déplaçait avec plus de difficulté qu’à l’accoutumée. Malgré tout, sa voix voilée par le temps et la maladie imposait le silence ; son élocution était du reste d’une perfection maniaque.
“Majesté, je ne surprendrai personne, je pense, en affirmant que si le peuple est mal éduqué, il nous faut l’éduquer mieux. Notre Académie ne dispense ses enseignements qu’à quelques privilégiés du royaume et malgré les centres annexes - uniques - que nous avons développés dans chacune des douze provinces du royaume, la majorité des gens demeure inculte. Je propose donc d’instituer l’éducation obligatoire et gratuite pour tous les enfants du royaume, dans des écoles, une par village, où des règles de morale élémentaires puissent être enseignées et encouragées. Voilà ma proposition.

- Ridicule ! Cela coûterait une fortune, et comment voulez-vous obliger ce ramassis de...

- Maître Kordau, je vous prie, qu’ai-je demandé à plusieurs reprises déjà ? intervint le Roi, je trouve au contraire cette idée très censée, mais nous en reparlerons. Merci Maître Thurul. Je vous laisse donc la parole, Maître Kordau, puisque vous êtes si impatient de vous exprimer.”
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 16 Fév - 14:32

Le vieil astrologue ne parla pas tout de suite. Il rabattit ses longs cheveux gris derrière ses épaules et parut se concentrer. Son extrême maigreur, son long nez pointu, sa robe et son chapeau noirs contribuaient à sa réputation de mage inquiétant au sein de la cour, mais la tradition royale accordait beaucoup d’importance à l’astrologie, et un grand respect lui était toujours dû. Il faisait rarement de prévisions dignes de ce nom, mais il avait prédit six ans auparavant la naissance d’un second fils à la Reine, et cet événement était bel et bien survenu. Il avait annoncé que cet enfant serait brillant, et force était de constater la précocité exceptionnelle du petit DeGans dans les domaines littéraires et scientifiques.
Kordau quant à lui n’avait ni femme ni enfant, et vivait seul dans des appartements mis à sa disposition tout en haut de l’aile ouest du palais. Il y recevait régulièrement des gens de la cour pour des consultations où il exerçait autant ses dons d’astrologue que ceux de guérisseur.
Il dit enfin de sa voix nasillarde :
“Majesté, à mon humble avis, il n’y a pas de solution à notre problème. (murmures de protestation autour de la table) La nature est ainsi faite que sur... mettons dix êtres humains, il y en aura toujours trois ou quatre qui chercheront à profiter des autres, ou à les dépasser, bref qui feront passer leur individu avant le reste de la communauté ; certains par tous les moyens, d’autres plus insidieusement. Une société comporte toujours une minorité égoïste et rebelle créant des ennuis à la majorité. Et l’amour, la répression ou l’éducation forcée ne changeront pas cette funeste loi de la nature humaine. Néanmoins, (franches protestations et vindictes)... laissez-moi finir... néanmoins, je me propose de consulter les astres spécialement à propos de ce problème, pour essayer de trouver la meilleure marche à suivre.

- Silence, je vous prie ! cria le Roi pour couvrir la grogne générale, Maître Kordau a donné, ainsi que je l’ai demandé à chacun de vous, une réponse sans complaisance à ma question. Même si elle n’apporte pas de solution directe, c’est un avis réfléchi dont nous devons tenir compte. Malgré tout, Maître Kordau, je ne reviendrai pas sur mon intention de choisir une des solutions proposées ici à la fin de cette entrevue, vous devrez donc exprimer comme les autres votre choix. Passons maintenant à vous, Général Khund, les nombreux voyages que vous accomplissez dans le monde ont dû vous faire connaître une grande diversité de gouvernements et de sociétés.

- En effet, Majesté. Et la solution que j’ai à vous proposer risque d’être à double tranchant, comme mon sabre.”
Le Général dégageait un charisme mêlé de force et de calme. Sa stature immense l’obligeait à considérer tous ses interlocuteurs du haut vers le bas, ce que beaucoup prenait pour de la condescendance, souvent à juste titre. Khund était un guerrier, un meneur d’hommes et un fin stratège. Il avait combattu pendant une vingtaine d’années sous la bannière du royaume de Tillbrande, au sud du désert de Soghnie, dont il avait dirigé l’armée pendant sept ans. Il n’avait jamais perdu une bataille, sauf la dernière, ce qui lui avait valu d’être chassé de son pays. Après avoir vécu un exil solitaire d’une année dans le désert en une errance dont il n’avait jamais révélé la nature, il était venu proposer ses services à Garivan V, fraîchement promu roi de Pancallie. Ce dernier l’avait prévenu qu’en tant que pays pacifique, la Pancallie, dotée d’une armée de défense, ne lui proposerait pas de campagne ou de conquête, mais plutôt un rôle de représentation diplomatique auprès du monde entier, ainsi qu’un entretien minimum des troupes de défense royales à Pamaval. Ce qu’il avait accepté aussitôt. Depuis quatorze ans, il parcourait ainsi le monde, souvent accompagné de commerçants Pamavaliens qu’il protégeait ou introduisait auprès de gouvernements étrangers. Avec ses cheveux blancs en brosse, son menton proéminent, son regard acéré bleu ciel, son costume impeccable rouge et noir aux longues bottes et son fameux double sabre fait d’un alliage inconnu au flanc, tout le royaume le considérait comme un être à part, puissant et inflexible, ce qu’il était sans aucun doute.
Ménageant son effet, il continua de sa voix grave:
“Les pays les plus développés socialement, politiquement, scientifiquement, et même artistiquement ; ceux qui ont le plus facilement réglé leurs problèmes de finances, de justice et même de sécurité, sont les pays conquérants, guerriers et donc dominants. Je suis convaincu qu’une bonne guerre offrirait une cause et un défouloir idéal à tous ces désœuvrés qui se complaisent dans leur délinquance. Nous sommes en paix avec la Soghnie et l'Yskandara, et le Krannvag est trop puissant, mais le royaume de Tillbrande, seul ennemi potentiel de Pancallie, est en pleine guerre civile, occasion idéale pour le conquérir avec un minimum de pertes. Offrez à ces hommes l’occasion de se battre pour une cause qui serve le royaume, et vous regagnerez une autorité assurée sur eux.”

Plus encore que lors de l’intervention de Kordau, l’assemblée protesta. Le Roi lui-même, à l’accoutumée si tolérant et positif, baissa la tête en la secouant, les yeux fermés. Ses cheveux grisonnants bouclés accompagnaient le mouvement, et sa couronne, en fait un turban de cuir noir incrusté de pierres précieuses, faillit tomber.
“Silence ! dit-il, Général Khund, je suis très surpris, je l’avoue, par votre proposition. Désagréablement surpris. Vous semblez récupérer le sujet qui nous occupe à des fins de pulsions et de rancunes personnelles, et cela m’étonne de votre part, après tant d’années passées au service de la prospérité pacifique de notre pays. Mais voilà que j’enfreins les consignes que j’ai moi-même données: arrêtons là les commentaires, reprenons-nous et écoutons la proposition de Burgan.”

En attendant le silence, Burgan souriait, l’œil pétillant. Comme à son habitude. Bouffon officiel du Roi, il était surtout un sage et un de ses proches conseillers. Âgé de plus de cinquante ans, il en faisait moins de quarante. Passionné d’astronomie et de philosophie et ami personnel de Thurul, il passait beaucoup de temps dans le laboratoire de ce dernier. Autant dire que son titre de bouffon n’était plus qu’honorifique.
Il venait à peine d’apprendre la grossesse de sa fille Briteig et s’en réjouissait, même si celle-ci lui avait fait promettre le secret, car il n’y avait pas de père officiel. Cette réunion l’aurait presque amusé, si le sujet n’en avait pas été aussi sérieux. C’est sans se départir de son sourire qu’il dit calmement :

“J’ai eu plusieurs fois dans ma vie l’occasion de voyager, moi aussi, et mes observations des autres sociétés m’ont amené à d’autres conclusions que les vôtres, Général. Je crois que ce qui manque à notre peuple, c’est l’espérance, la confiance, l’engagement, bref : la foi. Je tiens à dire que je suis d’accord dans une certaine mesure avec tout ce qui vient d’être dit (grognements de protestation et de surprise autour de la table). J’ai une solution à vous proposer qui présente l’avantage de réunir toutes les propositions qui viennent d’être faites, en y ajoutant la foi. Offrons au peuple une religion. Une religion qui prêche l’Amour, qui donne un sens et un but dans la vie de chacun, qui le motive à faire le bien, à suivre des préceptes de respect, d’honnêteté et de morale, à encourager l’éducation, à encadrer le peuple dans des règles et des lois précises que l’on ne pourrait plus enfreindre sans honte, qui donne enfin une cause pour laquelle on pourrait se battre jusqu’à la mort si l’on y était contraint. Une religion qui rassemblerait dans le même sens tout un peuple et lui donnerait par là-même une identité plus forte que celle d’une nation.”

Tout en parlant, Burgan avait observé l’expression des autres invités, et savait déjà qu’il avait rallié à sa cause Thurul et la Reine.

Le Roi, la main devant la bouche, semblait concentré. Il eut un mouvement en arrière de la tête : “Bien, merci Burgan, une idée originale, inédite et très intéressante, qui mérite d’être soigneusement réfléchie, comme les autres propositions. Je vous invite à prendre quelques rafraîchissements dans la haute-cour pendant un quart d’heure ; après quoi nous nous retrouverons ici pour prendre une décision, merci.”
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 16 Fév - 14:37

-2- La mission du Bouffon-

Le Grand Tout, à la fois mâle et femelle,
esprit et matière, lumière et ténèbres, bien et mal,
est l’origine, le chemin et le but.
Suivre Sa voie est suivre la Juste Parole
et vivre en harmonie avec Lui.

Chroniques du Grand Tout - Fondations - Chap.II- v.46-50


L’été se terminait. C’en était fini pour cette année de la chaleur étouffante et des orages violents. Car le royaume de Pancallie, situé entre le désert et trois mers (l’une au nord, l’une à l’est et l’autre au sud), était le théâtre de phénomènes météorologiques parfois surprenants, et selon les saisons et le sens du vent, le climat pouvait passer d’un extrême à l’autre.
Mais ce qui intéressait au plus haut point Burgan, hormis le fait qu’il allait bientôt ressortir ses chemises vertes en laine et à longues manches, se passait bien plus loin que dans le ciel de cette région du Monde.
Bien plus loin que le Monde, en fait. Une comète périodique s’approchait. D’après les observations des premiers astronomes de l’antiquité, elle devait passer au dessus de la moitié nord du Monde au début du printemps prochain. Thurul, moins féru d’astronomie, mais plus capable que lui de déchiffrer les archives anciennes dont il était le conservateur, lui avait confirmé cette assertion des vieux livres.

Burgan referma la porte du laboratoire d’astronomie et descendit les innombrables marches dont l’usure le fascinait autant que les vieux papyrus couverts de signes antiques. Combien de savants avaient pu descendre ces marches comme lui à travers les siècles, les yeux pleins d’étoiles, de théories, de mouvements elliptiques, d’infinitude ? Combien de royaumes, de guerres, de tragédies, de fêtes, de découvertes géniales, de catastrophes avaient pu défiler sur ce point précis du monde pendant que les astres, là-haut, continuaient leur gigantesque et inexorable marche ? Et pourquoi jamais une religion digne de ce nom n’avait émergé de ce terreau si fertile ? Exceptées quelques superstitions locales et l’astrologie, ce peuple était-il hermétique à la foi, à une grande foi ? Comment pouvait-on rester si pragmatique face au miracle qu’inspirait la perfection de l’univers, sa grandeur, ses lois, la beauté de la nature ?

Il allait y remédier, lui, le vieux bouffon, en coulisse, avec la bénédiction du Roi qui lui avait donné carte blanche. C’était désormais sa mission, et avec l’aide de Thurul qui, il le savait, risquait de ne pas passer l’hiver, et surtout de sa propre fille, Briteig, enceinte d’un enfant illégitime, les bases de son plan étaient presque déjà posées.

Il avait envoyé la douce Briteig vivre à l’extrême sud du royaume, à Mand, petite oasis à la lisière du grand désert, peuplée de cinq ou six familles, où vivait Golan, son ami d’enfance. Golan était guérisseur et connaissait tout le nord du désert comme sa poche. C’était un homme bon, dont la femme et le fils avaient été emportés l’année précédente par un mal mystérieux contre lequel il avait été impuissant. Sa fille Padhina, infectée aussi par la maladie, avait été soignée à Pamaval durant des mois, mais elle était morte cet été. Quand Burgan lui avait confié Briteig avec pour mission de s’occuper d’elle, de sa grossesse et de l’enfant à naître, il avait semblé revenir à la vie, comme si celle-ci lui donnait une seconde fille, une seconde chance. Et la perspective d'être un peu grand-père.

Burgan tournait et retournait dans sa tête tous les éléments à sa disposition pour accomplir sa mission.
Créer une religion de toute pièce ! Quel défi, se disait-il. Une religion est l’organisation de croyances, dogmes, pratiques, rites, voire lois, autour d’une foi mystique. Autour de théories qui apportent des réponses aux grands questionnements spirituels, tels que la raison, l’origine, l’état, le but : Pourquoi sommes-nous là ? D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Les réponses relèvent certainement de l’Inconnaissable, mais la mission de la religion n'est-elle pas de les ramener dans l’Inconnu seulement, puis de les révéler à ceux qui en ont besoin pour avancer, afin de leur tracer le droit chemin, le juste chemin, puis de les cadrer dans des préceptes moraux ?
Burgan connaissait de nombreuses religions du Monde, dominées en Occident par l’adoration de la déesse Claïs et en Orient par les innombrables dieux védians. Aucune ne laissait assez de liberté à ses pratiquants, toutes prônaient la dévotion et la crainte des dieux, la faute à expier, la culpabilité d’être, la personnification de l’essence divine. Aucune ne célébrait simplement le Tout, l’ensemble de l’univers, de la nature, de l’humanité, de la vie, et le respect qui leur est dû. Aucune ne demandait aux hommes simplement d’agir dans le Bien et dans le respect du Grand Tout.

Depuis trois semaines, il écrivait.

Au premier âge, le Grand Tout ...

A sa demande, Thurul lui avait fourni de nombreux rouleaux de papyrus antiques et fragiles, qu’il conservait dans ses archives en raison de leur âge, mais qui ne servaient plus à rien car l’ombre même des inscriptions et des dessins qui y figuraient avait disparu avec le temps et surtout à cause d’une malencontreuse et permanente exposition à la lumière.
Il les recouvrait, en écriture ancienne, de textes emphatiques décrivant une cosmogonie avec des théories sur la création de l’univers, puis de l’humanité, par un "concept" plus qu'un dieu, mi-masculin mi-féminin dont l’appellation le Grand Tout pourrait séduire les plus réfractaires. Il racontait l’avènement de l’espèce humaine suite à un déluge qui décima les grands monstres, puis des sagas, des rois, des guerres, des interventions divines et des miracles.

...se fit matière rayonnante et fulgurante...

Il s’agissait d’un travail titanesque, auquel il s’adonnait sans relâche, se surprenant lui-même par sa propre inspiration foisonnante et effrénée. Il écrivait tous les jours, intarissable, et souvent même la nuit. Il n’allait plus raconter ses histoires dans les salons de la Reine, ses visites aux élèves de l’Académie s’espaçaient, et on le voyait souvent chez Maître Thurul.

Il racontait une histoire, la plus belle sans doute de toutes celles qu’il avait déjà racontées.

...se précipitant à la conquête du rien.
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 16 Fév - 14:45

(An zéro)
-3- La comète-

Au premier âge, le Grand Tout
se fit matière rayonnante et fulgurante
se précipitant à la conquête du rien.
Au second âge, étoiles et planètes,
terrains d’essai en vue d’un monde viable.
Au troisième âge émergea enfin
le berceau idéal de la vie: le Monde.
Au quatrième âge, Il installa la vie
dans l’eau du Monde et la fit prospérer.
Au cinquième âge, grands reptiles, monstres
et esprits des forêts, puis le grand déluge.
Au sixième âge, les mammifères:
le Grand Tout, après une multitude d’essais d’êtres vivants,
a trouvé le berceau idéal de la conscience: l’humain.

Le septième âge, imminent, naîtra avec celui
qui apportera la conscience et la foi
dans le cœur de tous les humains.
La comète de Mandi célébrera sa naissance dans le désert.
Son incarnation sera à l’image du Grand Tout.
Ses mots énonceront la Juste Parole.

Chroniques du Grand Tout - Fondations - Chap.V- v.1-20


Le laboratoire de Thurul était occupé deux fois par semaine par les professeurs de l’Académie et certains de leurs élèves parmi les plus brillants en science. Un jour, le Doyen leur fit remarquer qu’un courant d’air lui glaçait les os et qu’il voulait qu’on règle ce problème. Les étudiants, comme tout le monde, avaient compris que cet automne allait être probablement le dernier du vieil homme.
Ils trouvèrent au fond de la pièce sombre où l’on remisait toutes sortes d’inventions avortées une faille dans le mur qu’il était effectivement nécessaire de boucher pour faire cesser ce courant d’air. Mais en éclairant le trou en question, un des étudiants remarqua une niche étroite à l’intérieur du mur, au fond de laquelle on apercevait quelque chose emballé dans du cuir moisi, du tissu et des planches de bois.
Maître Thurul ordonna de casser le mur à cet endroit pour récupérer ce qui pouvait s’avérer une découverte intéressante. Et elle le fut !

La section histoire de l’Académie ainsi que celle de philosophie et, dans une moindre mesure, toutes les sections ne traitèrent que des Écritures découvertes lors de cet automne exceptionnel. Tout le royaume était en effervescence : enfin des documents clairs et faciles à déchiffrer avaient été exhumés d’un lointain et obscur passé. Enfin les savants allaient peut-être pouvoir révéler les origines les plus reculées du peuple de Pancallie, voire de l’humanité entière !
Le sujet s’était imposé de lui-même dans toutes les discussions de la vie de tous les jours, même dans les provinces les plus reculées du royaume. Dans les clubs et salons, les contes, débats, spectacles et jeux avaient également laissé place aux conversations citant les quelques passages des Écritures que l’Académie avait livrés à la populace, ainsi qu’à d’interminables débats s’y rapportant.

Il fallut peu de temps pour voir enfin circuler des copies de ce qui avait déjà été déchiffré, traduit et commenté sous l’égide de Maître Thurul, de ses assistants et de Burgan, à savoir la moitié du premier livre, intitulé “Fondations”. Le reste demandait plus de temps et de travail, vu l’état déplorable d’une partie des papyrus, et Thurul et Burgan en furent proclamés par le Roi les uniques dépositaires et utilisateurs.

Cependant, Burgan continuait à produire en secret le reste des Chroniques du Grand Tout, des épopées et légendes allégoriques, en y mêlant peu à peu les récits historiques de l’antiquité connue du continent.

Durant tout l’hiver, il vint présenter ses propres “interprétations” des Écritures dans les salons de la Reine et au sein de l’Académie. Ses talents de conteur mis au service de ce nouveau sujet d’engouement eut un tel succès que le Roi le nomma Grand Commentateur des Écritures. Toutes les provinces se le disputèrent alors.
Il restait un conteur, tout en passant pour un exégète.



*


Or les derniers jours de l’hiver, la fille de Burgan, Briteig, que Golan faisait passer pour sa propre fille défunte Padhina, ressentit les premières douleurs de l’enfantement. Loin de la vie intense des villes, le hameau de Mand vivait au calme, au rythme de la nature et du désert, et cette naissance imminente devait être le seul événement attendu cette saison par la petite communauté.

Mais rien ne se passe comme on le prévoit.

Pourtant, le premier jour du printemps, un nouvel astre était apparu tôt dans la soirée, un rai de lumière comme personne ici n’en avait jamais vu. La quasi totalité des habitants de l’oasis (une trentaine) restait dehors à observer et commenter la fabuleuse apparition céleste.
Golan, prévenu par Burgan, s’y était attendu, mais tombait néanmoins sous le charme fascinant de cette déchirure de lumière dans le ciel étoilé.
“C’est une comète ! cria-t-il aux autres, c’est le signe du Grand Tout pour annoncer la venue de l’Élu ! Oyez ! Oyez ! C’est la Comète de Mandi ! Et ma fille va enfanter avant l’aube ! Et mon petit-fils sera l’Élu, car nous sommes à Mand, dans le désert ! Telle est la prophétie !”
Et il s’agenouilla dans le sable en levant les bras au ciel. Certains dirent tout bas “Il est devenu fou”, d’autres dirent “mais non, il a raison, j’ai entendu la prophétie, moi aussi ! Il a raison...”
Et quelques-uns s’agenouillèrent, puis tous enfin.
Alors dans la hutte de Golan, Briteig hurla.

Golan se précipita à l’intérieur, alluma les flambeaux, et s’agenouilla près de Briteig qui se tordait de douleur sur sa couche souillée. Son ventre énorme était secoué de spasmes.

“Je vais mourir, appelez mon père !

- Je suis là, Padhina, tu ne vas pas mourir, tu as perdu les eaux, c’est normal. Laisse-moi t’aider.

- Non, je veux mon vrai père, ne me touche pas, j’ai trop mal !”

L’enfant se présentait à l’envers. Les gens commençaient à se rassembler devant chez Golan, mais il ferma la porte.
“Je m’en occupe, c’est ma fille et je suis guérisseur, après tout.”



*



Burgan s’était endormi devant son ouvrage. Il avait rédigé toute la soirée, jusqu’au milieu de la nuit. Il savait que la comète et l’accouchement de Briteig étaient imminents. Il lui restait peut-être quelques jours, une dizaine au maximum.
Il fut tiré de son sommeil par des coups répétés à la porte de sa maison.
Lorsqu’il ouvrit, il reconnut le fils du voisin de Golan, exténué.
“Briteig !” pensa-t-il. En effet, il lui fut annoncé la naissance du fils de "Padhina".
“L’enfant se porte bien, mais la mère n’a pas survécu. Golan dit qu’il est l’Élu, car la comète est dans le ciel” ajouta l’adolescent.

Tragédie et déception ! Sa fille morte, la seule famille qui lui restait ! Et la comète tant attendue : resté enfermé à travailler, il avait raté sa première apparition.
Mais l’Élu était né ; il serait son grand-père et son instructeur, et l’Histoire était en marche.


Il ignorait encore que l'enfant n'était pas un garçon.
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 16 Fév - 14:52

FLASH-BACK 2
(épilogue en deus ex machina)


(20 ans après la Comète)




- 1 - MANDI -

Le corps souillé du Seigneur fut lavé par le Grand Prêtre
puis installé dans la crypte du temple, scellée par nos soins.
Quelques jours plus tard, je me retirai dans le Désert de Soghnie
pour y consigner ces événements, et pour y finir mes jours en retrait du Monde.

Chroniques de la Juste Parole - Evangile de DeGans - Chap.VII- v.252-253 (fin)


Lumière
premier regard divin
à l’aube de la vie

intense et parfaite offrande
chaude caresse fertile
blanche pureté rougie
par le spectacle du monde

élan innocent
dévié par des jeux de miroirs

amour primordial
essentiel

déchire les derniers voiles
de la nuit
et du doute.

Lumière.
Elle ouvrit les yeux. Il faisait chaud. Ses lèvres étaient gercées.
Un rai de lumière pénétrait la pièce sombre comme une lance pure et tangible. Seule la danse secrète de la poussière dans le faisceau témoignait d’un mouvement de vie dans ce silence immobile.
En vie, je suis en vie.
De l’eau.
Elle devait boire, c’était impératif. Elle essaya de se lever, mais cet effort lui coûtait trop. Elle abandonna.

Où était-elle ? De quoi se souvenait-elle ?
Le Seigneur...
Sa mère aux longs cheveux bruns. Elle lui avait parlé.
Des gens. Beaucoup de gens. Ils ont besoin de moi.
Des visages sans nom.
Des hommes.
Son grand-père.
Terik. Le corps de Terik. Ses cheveux roux.
Cheveux roux. Salya...
DeGans.
(Je lui ai dit que je l’aime)
Les hommes en noir.
Animaux

Une vague d’horreur, de souffrance et de honte l’envahit soudain.
Ils m’ont fait mal. Ils me détestent. Ils m’ont salie.
Du sang.

Océans de douleur. Limites de l’insoutenable.

“DeGans !
Elle criait maintenant. Elle pleurait.
DeGans ! Où es-tu ?

- Mandi ? C’est toi ?

Il était là. Debout à côté d’elle. Plus beau encore, buriné, plus homme. Ses beaux yeux jaunes.
Il se pencha et la prit dans ses bras.
Mandi ! Tu es revenue. Est-ce enfin toi ?

- Revenue ? Où sommes-nous ? Je ne me souviens pas.
Sa voix était rauque et faible. Parler lui faisait mal.

- Près de Mand. Loin des hommes, loin de la ville.

- Que s’est-il passé ?

- Une insolation. Tu as la fièvre depuis hier. De quoi te souviens-tu ?

- Des hommes m’ont...
Les larmes revenaient.

- Je sais ce que tu as dû endurer.

- Non, tu ne peux pas.

- Ces hommes ont été châtiés, par leurs propres pères qui sont nos fidèles. Les Probes ont été discrédités. Pattyas est mort, et Kordau s’est exilé à Tillbrande.

- Mais tout cela... combien de temps...

- Mandi, tu ne te souviens de rien depuis... qu’ils t’ont torturée ?

- Non.

- Et sur le parvis, lorsque nous t’avons trouvée, après qu’ils t’ont traînée ?

- Non. Si. Je croyais que j’allais mourir, mais cela ne me faisait pas peur. Je t’ai dit...

- Oui, qu’as-tu dit ?

- Que je t’aime.

Ils pleuraient tous les deux, à présent.

- Oui, et je t’ai répondu que moi aussi.

- Je devais être morte.

- Tout le monde l’a cru et le croit encore. Je l’ai cru aussi lorsque tu as perdu conscience sur le parvis. Mila hurlait. Burgan et moi t’avons transportée à travers le temple, dans ses appartements. Nous avons essayé de te réanimer, en vain. Terik et Talym sont arrivés, puis Salya. Mila leur avait déjà dit que tu étais morte. Burgan nous a renvoyés pour rester seul avec toi. Nous sommes rentrés à la ferme, nous avons calmé Mila, et avons tenu conseil. Nous hésitions entre la vengeance d’une part, les représailles contre Kordau et les Probes, et d’autre part la mission que tu avais donnée à chacun d’entre nous. Nous avons choisi la deuxième solution comme une priorité. Les quatre devaient partir avant que les Probes ne risquent de s’en prendre à eux.

Je suis retourné voir Burgan. D’abord il a hésité à m’ouvrir, puis s’y est résigné. Il m’a alors annoncé que tu n’étais pas tout à fait morte, que ton corps n’était pas éteint, mais que ta conscience l’avait quitté. Que si tu ne revenais pas, il valait mieux pour tout le monde qu’on te dise morte. Au bout de deux jours, ton corps était sauvé, mais tu n’étais pas revenue. L’annonce de ton assassinat a fait le tour du royaume. Nous avons gardé le secret. Tu étais martyre. Le troisième jour, les quatre sont partis dans les directions convenues. Tu t’es réveillée peu après.

- Trois jours ? Je suis restée trois jours dans cet état ?

- Oui.

- Mais pourquoi n’ont-ils pas attendu que je me réveille ? Pourquoi mentir à tout le monde ? Et quel jour sommes-nous, d’abord ?

- Mandi, cela s’est passé il y a deux ans, et depuis tu ne parles plus. Tu avais tout oublié, jusqu’à ton nom, ton regard était vide.

- Deux ans ?

- Oui, tu as vingt ans, à présent. Ton grand-père m’a conseillé de m’éloigner de Pamaval, de raconter ton histoire pour la postérité, de t’emmener et de m’occuper de toi. Pendant tout ce temps, nous avons vécu discrètement ici aux portes du désert, tous les deux, je t’ai soignée comme une enfant, mais tu n’étais plus là. Je t’ai beaucoup parlé, mais tu ne répondais pas, tu semblais ne pas écouter, je t’ai nourrie, habillée, lavée. J’ai tant souhaité que ce jour arrive.
Je t’aime.

Mandi pleurait encore. C’en était trop, trop à la fois.
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 16 Fév - 14:58

(64 ans après la Comète)
- 2 - DEGANS -

Ce ne sont pas les preuves ou les détails des actes du Prophète qui comptent,
mais bel et bien le message et la foi qu’Il a apportés aux hommes.

Chroniques de la Juste Parole - Annexes - Epître de Burgan à DeGans - v.25-26


Mandi mourut d’une maladie transmise par un insecte à la veille de ses soixante-quatre ans. Les derniers jours de sa vie, elle les passa auprès de lui, dans la petite ferme qu’ils avaient construite dans leur jeunesse sur la côte nord-ouest de Vandygatar.
L’hiver avait été exceptionnellement rude, mais les beaux jours revenaient. Elle se levait de moins en moins de sa couche et ne supportait plus aucune nourriture, à l’exception des grenades.

La Védiane était arrivée la veille en fin de matinée dans l’île. Les pêcheurs apprirent à DeGans qu’elle venait prêcher la Juste Parole. DeGans s’empressa d’aller prévenir Mandi. Malgré ses difficultés à se déplacer, elle voulut absolument savoir qui était cette femme et la voir à l’œuvre. Ils partirent dans l’après-midi vers le port, où la Védiane se restaurait et se reposait de la traversée.
DeGans l’avait hissée sur la mule, et le trajet d’une demi-heure fut très éprouvant, mais elle n’était pas du genre à se plaindre.
Un ouragan avait détruit une grande partie des installations portuaires, et depuis quelques jours la frénésie de la reconstruction animait toute la population de ce côté de l’île.
La femme était grande, belle, elle devait avoir entre quarante et cinquante ans, souriante et sereine. Elle était entourée d’un cercle de femmes et d’enfants, et répondait à leurs questions. DeGans et Mandi s’approchèrent et se joignirent au groupe.
“Avant de rejoindre le Grand Tout, le Seigneur l’a rappelé : n’oubliez pas l’essentiel. L’essentiel, c’est encourager la foi et l’entretenir, restaurer en chacun cette conscience originelle du Grand Tout que les hommes, à force de cultiver la raison, ont perdue. Conscience de la Nature et de son harmonie, conscience que le Bien et le Mal ne sont pas toujours séparés, que le Grand Tout opère l’impulsion de la vie et son développement, mais que nous sommes tous responsables de Son héritage et des choix que nous faisons. Bien des maux subis par les uns entraînent le Bien chez d’autres, et vice-versa. Souvenez-vous de la Passion du Prophète, des pires maux qu’Il a endurés, et finalement Son pardon pour Ses assassins : l’ultime leçon qu’Il a apporté à la Juste Parole...
La Védiane s’interrompit et fixa Mandi en silence. L’échange de regards se prolongea. Puis elle sourit.
Que ce jour vous soit prolifique, dit-elle, je vous connais, n’est-ce pas ?

- D’une certaine manière, répondit Mandi.

- Je ne me souviens pourtant pas de notre rencontre... Vous vivez ici ?

- Oui, depuis trente-huit ans, nous avons une petite ferme derrière la colline.

- Vous êtes Justes ?

- Oui, mais nous ne pratiquons plus.

- Comment est-ce possible ?

- Quand nous étions jeunes, en Occident, nous avons œuvré pour la Juste Parole. Depuis, nous avons eu ici des enfants, qui ont aussi fondé leur propre famille, dans d’autres contrées.

- Qui es-tu ? D’où viens-tu ? demanda DeGans.

- Mon nom est Dviji, disciple de Sahisalya, Grande Prêtresse de la Juste Parole dans l’Empire Védian, l’une des quatre apôtres de la première génération des Justes. Ma maîtresse m’a envoyée ici pour prêcher la parole du Seigneur.

- Salya ! C’est elle l’épouse de l’Empereur ?

- C’est elle.

- Sais-tu ce qui est arrivé aux autres disciples de la première génération ?

- Mila est morte il y a douze ans en Gallonie après en avoir converti la majeure partie, ainsi que tout le sud-est de Sylandre ; Terik le Patriarche a converti le Krannvag et vient de fonder une grande communauté sur les Terres Froides de Grask ; et Talym, après avoir converti une grande parties des Terres Noires, a disparu avec son bateau et son équipage il y a plus de quinze ans dans la Grande Mer Chaude, au sud du Monde. Quant à DeGans, le premier évangéliste, il s’est retiré dans le désert peu après le Martyre, et à part son évangile conservé au Grand Temple de Pamaval, plus personne n’a jamais entendu parler de lui. Et vous, qui êtes-vous ?

- Qui nous sommes n’a pas d’importance, dit DeGans, nous ne sommes qu’un vieux couple de modestes fermiers terminant ses jours à Vandygatar.”
DeGans et Mandi se regardèrent, et se comprirent : Talym et Mila.



*


DeGans la trouva le lendemain soir sous son arbre, plus gros encore que le grand chêne de sa jeunesse, un énorme banian dont les lourdes branches ployaient jusqu’au sol, s’y enfonçaient, s’y enracinaient, et d’autres troncs annexes en émergeaient. Si bien qu’autour de l’arbre principal, toute une architecture végétale avait érigé un temple naturel. Le plus simple, le plus beau temple du Grand Tout du Monde. Mais l’arbre n’avait pas résisté à l’ouragan, il avait été à moitié déraciné, et le peu du tronc qui se dressait encore la veille s’étalait désormais à terre. Ses grosses racines arrachées du sol s’élevaient indécentes dans un angle tragique.

Elle gisait là dans l’herbe, sous le gros tronc, comme endormie. Elle souriait.
Il tomba à genoux.
“Merci Seigneur, dit-il en pleurant, merci au nom du Monde, et merci Mandi de m’avoir aimé dans ta seconde vie comme toutes les femmes aiment leur homme. Merci pour cette vie de bonheur, simple et riche.”
Il s’allongea à côté d’elle, et la prit une dernière fois dans ses bras. Le premier papillon du printemps tomba sur sa petite main figée à jamais. Il lui manquait la moitié d’une aile.

Il pensa à leur première rencontre, au temple de Pamaval, à la première “mort” deux ans plus tard de celle qu’il aimait et qu’il avait prise pour un garçon, aux graves révélations de Burgan concernant la création de toutes pièces d’une religion, à leur exil dans le désert, où il avait appris à aimer une femme - sans âme, à leurs retrouvailles deux ans plus tard, à la première fois qu’ils firent l’amour, à l’interminable voyage en bateau vers l’Orient, fuite éperdue, loin de leur lourd passé, de leurs personnages emblématiques et pourtant factices qu’ils voulaient oublier, puis leur renaissance, dans ce pays où personne ne posait de question, où nul n’avait besoin d’écritures sacrées - vraies ou fausses - et de missions apostoliques pour vivre en harmonie avec la nature et l’univers entier. Puis leurs enfants, deux filles et un garçon, les animaux, le potager, la simplicité des tâches de la vie de la ferme qui, paradoxalement, constitue la meilleure clé pour connaître et comprendre le mystère de la vie et le rôle de chacun de ses acteurs.

Alors la religion, se dit DeGans, malgré son conditionnement, son emprise sur le libre arbitre de chacun, peut ouvrir le chemin et entretenir la foi. Mais la vie simple au service de la terre, des animaux et des siens, une telle vie encourage la compréhension du grand Pourquoi, encourage l’art et l’introspection constructive. Il avait compris que les hommes n’ont pas tous besoin de religion. Ils ont besoin de comprendre où est l’essentiel, et d’avoir foi en eux-mêmes et en la marche de l’univers, puis de respecter, d’aimer toutes ses facettes. Sans avoir la présomption de se demander pourquoi et d’espérer un jour avoir la réponse.

Le gros arbre s’est éteint ce soir. Il ne bourgeonnera plus
L’être humain qui lui parlait et le charmait de sa flûte a rendu son dernier soupir ce même soir.
Ainsi le papillon né dans ses branches ne s’envolera plus.
Lequel de ces trois êtres aura le plus profité de sa vie ? Lequel était le plus libre ? Lequel le plus en harmonie avec le souffle du Monde ?
Qu’ont-ils partagé ? Qu’avaient-ils en commun pour choir au même moment ?
Après tout, chacun n’était qu’une infime part du Grand Tout...

Ce matin ils ont tous trois profité des premiers rayons du soleil, ils se sont éteints ensemble, avec les dernières lueurs du jour.
Leur dernier jour.

Un instant pour l’arbre
un jour pour l’humain
une vie pour le papillon.



FIN


à la mémoire d’Antonia Lagier-Auberge




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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeLun 16 Fév - 23:40

Le flash back 2 est un ajout, si je ne me trompe ? Ca alors... voilà une bonne surprise. Mais tu avais bien dit que tu pensais augmenter ton roman...
J'aime beaucoup le début, si poétique.
Mais je ne sais pas si, tout compte fait, il était nécessaire d'expliquer ce qui s'était passé après la soit-disant mort de Mandi. Je pense que cela s'éclairera tout seul quand tu auras le roman dans sa globalité, tester sa continuité, sa cohérence, ménager le suspens tout en l'enrichissant.
Peut être n'es-tu pas encore absolument sûr de l'articulation finale du roman. Il a sa vie propre, à mon sens, par sa beauté et sa richesse, sans doute te soufflera-t-il la meilleure solution....
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeMar 17 Fév - 1:42

Non, les flashback finaux, 1 et 2, étaient déjà la fin de la première version. Ils sont inchangés, avec en chute une "moralité" sur la religion et une ouverture sur une universalité relative.
J'ai posté la fin aujourd'hui car je venais de m'apercevoir que je n'avais jamais achevé de tout publier ici.

J'ai également compilé depuis ces dernières années tous les commentaires écrits que m'ont adressés mes lecteurs sur ce récit (dont tes premiers de 2006, Constance), il y en a plusieurs pages et je ne sais pas encore quoi en faire, mais j'aimerais les donner à lire un jour d'une façon ou d'une autre.
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MessageSujet: Re: LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE   LA JUSTE PAROLE - IV - LE JUSTE Icon_minitimeMar 17 Fév - 4:22

Oh la la, pardon, je me suis un peu perdue dans ton monde... je ne me rappelais plus du tout de ton flashback 2.
Avec les commentaires, tu as de quoi faire une petite nouvelle, alors ? Smile Cela pourrait s'avérer intéressant de les compulser, effectivement.
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